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– Mais oui, répondit Laurent en souriant et en regardant Thérèse qui était devenue très pâle.

– Ça doit vous faire un singulier effet, reprit Camille avec un rire d’enfant… Moi, je serais gêné… La première fois, tu as dû rester tout bête.»

Laurent avait élargi une de ses grosses mains dont il regardait attentivement la paume. Ses doigts eurent de légers frémissements, des lueurs rouges montèrent à ses joues.

«La première fois, reprit-il comme se parlant à lui-même, je crois que j’ai trouvé ça naturel… C’est bien amusant, ce diable d’art, seulement ça ne rapporte pas un sou… J’ai eu pour modèle une rousse qui était adorable: des chairs fermes, éclatantes, une poitrine superbe, des hanches d’une largeur…»

Laurent leva la tête et vit Thérèse devant lui, muette, immobile. La jeune femme le regardait avec une fixité ardente. Ses yeux, d’un noir mat, semblaient deux trous sans fond, et, par ses lèvres entrouvertes, on apercevait des clartés roses dans sa bouche. Elle était comme écrasée, ramassée sur elle-même; elle écoutait.

Les regards de Laurent allèrent de Thérèse à Camille. L’ancien peintre retint un sourire. Il acheva sa phrase du geste, un geste large et voluptueux, que la jeune femme suivit du regard. On était au dessert, et Mme Raquin venait de descendre pour servir une cliente.

Quand la nappe fut retirée, Laurent, songeur depuis quelques minutes, s’adressa brusquement à Camille.

«Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait.»

Cette idée enchanta Mme Raquin et son fils. Thérèse resta silencieuse.

«Nous sommes en été, reprit Laurent, et comme nous sortons du bureau à quatre heures, je pourrai venir ici et te faire poser pendant deux heures, le soir. Ce sera l’affaire de huit jours.

– C’est cela, répondit Camille, rouge de joie; tu dîneras avec nous… Je me ferai friser et je mettrai ma redingote noire.»

Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur entrée. Olivier et Suzanne arrivèrent derrière eux.

Camille présenta son ami à la société. Grivet pinça les lèvres. Il détestait Laurent, dont les appointements avaient monté trop vite, selon lui. D’ailleurs c’était toute une affaire que l’introduction d’un nouvel invité: les hôtes des Raquin ne pouvaient recevoir un inconnu sans quelque froideur.

Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit la situation, il voulut plaire, se faire accepter d’un coup. Il raconta des histoires, égaya la soirée par son gros rire, et gagna l’amitié de Grivet lui-même.

Thérèse, ce soir-là, ne chercha pas à descendre à la boutique. Elle resta jusqu’à onze heures sur sa chaise, jouant et causant, évitant de rencontrer les regards de Laurent, qui d’ailleurs ne s’occupait pas d’elle. La nature sanguine de ce garçon, sa voix pleine, ses rires gras, les senteurs âcres et puissantes qui s’échappaient de sa personne, troublaient la jeune femme et la jetaient dans une sorte d’angoisse nerveuse.

Chapitre 6

Laurent, à partir de ce jour, revint presque chaque soir chez les Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en face du Port aux Vins, un petit cabinet meublé qu’il payait dix-huit francs par mois; ce cabinet, mansardé, troué en haut d’une fenêtre à tabatière, qui s’entrebâillait étroitement sur le ciel, avait à peine six mètres carrés. Laurent rentrait le plus tard possible dans ce galetas. Avant de rencontrer Camille, comme il n’avait pas d’argent pour aller se traîner sur les banquettes des cafés, il s’attardait dans la crémerie où il dînait le soir, il fumait des pipes en prenant un gloria qui lui coûtait trois sous. Puis il regagnait doucement la rue Saint-Victor, flânant le long des quais, s’asseyant sur les bancs, quand l’air était tiède.

La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour lui une retraite charmante, chaude, pleine de paroles et d’attentions amicales. Il épargna trois sous de son gloria et but en gourmand l’excellent thé de Mme Raquin. Jusqu’à dix heures, il restait là, assoupi, digérant, se croyant chez lui; il ne partait qu’après avoir aidé Camille à fermer la boutique.

Un soir, il apporta son chevalet et sa boîte à couleurs. Il devait commencer le lendemain le portrait de Camille. On acheta une toile, on fit des préparatifs minutieux. Enfin l’artiste se mit à l’œuvre, dans la chambre même des époux; le jour, disait-il, y était plus clair.

Il lui fallut trois soirées pour dessiner la tête. Il traînait avec soin le fusain sur la toile, à petits coups, maigrement; son dessin, roide et sec, rappelait d’une façon grotesque celui des maîtres primitifs. Il copia la face de Camille comme un élève copie une académie, d’une main hésitante, avec une exactitude gauche qui donnait à la figure un air renfrogné. Le quatrième jour, il mit sur sa palette de tout petits tas de couleur, et il commença à peindre du bout des pinceaux; il pointillait la toile de minces taches sales, il faisait des hachures courtes et serrées, comme s’il se fût servi d’un crayon.

À la fin de chaque séance, Mme Raquin et Camille s’extasiaient. Laurent disait qu’il fallait attendre, que la ressemblance allait venir.

Depuis que le portrait était commencé, Thérèse ne quittait plus la chambre changée en atelier. Elle laissait sa tante seule derrière le comptoir; pour le moindre prétexte elle montait et s’oubliait à regarder peindre Laurent.

Grave toujours, oppressée, plus pâle et plus muette, elle s’asseyait et suivait le travail des pinceaux. Ce spectacle ne paraissait cependant pas l’amuser beaucoup; elle venait à cette place, comme attirée par une force, et elle y restait, comme clouée. Laurent se retournait parfois, lui souriait, lui demandait si le portrait lui plaisait. Elle répondait à peine, frissonnait, puis reprenait son extase recueillie.

Laurent, en revenant le soir à la rue Saint-Victor, se faisait de longs raisonnements; il discutait avec lui-même s’il devait, ou non, devenir l’amant de Thérèse.

«Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma maîtresse quand je le voudrai. Elle est toujours là, sur mon dos, à m’examiner, à me mesurer, à me peser… Elle tremble, elle a une figure toute drôle, muette et passionnée. À coup sûr, elle a besoin d’un amant; cela se voit dans ses yeux… Il faut dire que Camille est un pauvre sire.»

Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs blafardes de son ami. Puis il continuait:

«Elle s’ennuie dans cette boutique… Moi j’y vais, parce que je ne sais où aller. Sans cela, on ne me prendrait pas souvent au passage du Pont-Neuf. C’est humide, triste. Une femme doit mourir là-dedans… Je lui plais, j’en suis certain; alors pourquoi pas moi plutôt qu’un autre.»

Il s’arrêtait, il lui venait des fatuités, il regardait couler la Seine d’un air absorbé.

«Ma foi, tant pis, s’écriait-il, je l’embrasse à la première occasion… Je parie qu’elle tombe tout de suite dans mes bras.»

Il se remettait à marcher, et des indécisions le prenaient.

«Ce qu’elle est laide, après tout, pensait-il. Elle a le nez long, la bouche grande. Je ne l’aime pas du tout, d’ailleurs. Je vais peut-être m’attirer quelque mauvaise histoire. Cela demande réflexion.»

Laurent, qui était très prudent, roula ces pensées dans sa tête pendant une grande semaine. Il calcula tous les incidents possibles d’une liaison avec Thérèse; il se décida seulement à tenter l’aventure, lorsqu’il se fut bien prouvé qu’il avait un réel intérêt à le faire.

Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne l’aimait pas, mais en somme, elle ne lui coûterait rien; les femmes qu’il achetait à bas prix n’étaient, certes, ni plus belles ni plus aimées. L’économie lui conseillait déjà de prendre la femme de son ami. D’autre part, depuis longtemps il n’avait pas contenté ses appétits; l’argent étant rare, il sevrait sa chair, et il ne voulait point laisser échapper l’occasion de la repaître un peu. Enfin, une pareille liaison, en bien réfléchissant, ne pouvait avoir de mauvaises suites: Thérèse aurait intérêt à tout cacher, il la planterait là aisément quand il voudrait; en admettant même que Camille découvrît tout et se fâchât, il l’assommerait d’un coup de poing, s’il faisait le méchant. La question, de tous les côtés, se présentait à Laurent facile et engageante.

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