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Quand elle vit Mme Raquin plus calme, elle s’agita autour d’elle, elle lui conseilla de se lever, de descendre à la boutique. La vieille mercière était presque tombée en enfance. L’apparition brusque de sa nièce avait amené en elle une crise favorable qui venait de lui rendre la mémoire et la conscience des choses et des êtres qui l’entouraient. Elle remercia Suzanne de ses soins, elle parla, affaiblie, ne délirant plus, pleine d’une tristesse qui l’étouffait par moments. Elle regardait marcher Thérèse avec des larmes soudaines; alors, elle l’appelait auprès d’elle, l’embrassait en sanglotant encore, lui disait en suffocant qu’elle n’avait plus qu’elle au monde.

Le soir, elle consentit à se lever, à essayer de manger. Thérèse put alors voir quel terrible coup avait reçu sa tante. Les jambes de la pauvre vieille s’étaient alourdies. Il lui fallut une canne pour se traîner dans la salle à manger, et là, il lui sembla que les murs vacillaient autour d’elle.

Dès le lendemain, elle voulut cependant qu’on ouvrît la boutique. Elle craignait de devenir folle en restant seule dans sa chambre. Elle descendit pesamment l’escalier de bois, en posant les deux pieds sur chaque marche, et vint s’asseoir derrière le comptoir. À partir de ce jour, elle y resta clouée dans une douleur sereine.

À côté d’elle, Thérèse songeait et attendait. La boutique reprit son calme noir.

Chapitre 15

Laurent revint parfois, le soir, tous les deux ou trois jours. Il restait dans la boutique, causant avec Mme Raquin pendant une demi-heure. Puis il s’en allait, sans avoir regardé Thérèse en face. La vieille mercière le considérait comme le sauveur de sa nièce, comme un noble cœur qui avait tout fait pour lui rendre son fils.

Elle l’accueillait avec une bonté attendrie.

Un jeudi soir, Laurent se trouvait là, lorsque le vieux Michaud et Grivet entrèrent. Huit heures sonnaient. L’employé et l’ancien commissaire avaient jugé chacun de leur côté qu’ils pouvaient reprendre leurs chères habitudes, sans se montrer importuns, et ils arrivaient à la même minute, comme poussés par le même ressort. Derrière eux, Olivier et Suzanne firent leur entrée.

On monta dans la salle à manger. Mme Raquin, qui n’attendait personne, se hâta d’allumer la lampe et de faire du thé. Lorsque tout le monde se fut assis autour de la table, chacun devant sa tasse, lorsque la boîte de dominos eut été vidée, la pauvre mère, subitement ramenée dans le passé, regarda ses invités et éclata en sanglots. Il y avait une place vide, la place de son fils.

Ce désespoir glaça et ennuya la société. Tous les visages avaient un air de béatitude égoïste. Ces gens se trouvèrent gênés, n’ayant plus dans le cœur le moindre souvenir vivant de Camille.

«Voyons, chère dame, s’écria le vieux Michaud avec une légère impatience, il ne faut pas vous désespérer comme cela. Vous vous rendrez malade.

– Nous sommes tous mortels, affirma Grivet.

– Vos pleurs ne vous rendront pas votre fils, dit sentencieusement Olivier.

– Je vous en prie, murmura Suzanne, ne nous faites pas de la peine.»

Et comme Mme Raquin sanglotait plus fort, ne pouvant arrêter ses larmes:

«Allons, allons, reprit Michaud, un peu de courage. Vous comprenez bien que nous venons ici pour vous distraire. Que diable! ne nous attristons pas, tâchons d’oublier. – Nous jouons à deux sous la partie. Hein! qu’en dites-vous?»

La mercière rentra ses pleurs, dans un effort suprême. Peut-être eut-elle conscience de l’égoïsme heureux de ses hôtes. Elle essuya ses yeux, encore toute secouée. Les dominos tremblaient dans ses pauvres mains, et les larmes restées sous ses paupières l’empêchaient de voir.

On joua.

Laurent et Thérèse avaient assisté à cette courte scène d’un air grave et impassible. Le jeune homme était enchanté de voir revenir les soirées du jeudi. Il les souhaitait ardemment, sachant qu’il aurait besoin de ces réunions pour atteindre son but. Puis, sans se demander pourquoi il se sentait plus à l’aise au milieu de ces quelques personnes qu’il connaissait, il osait regarder Thérèse en face.

La jeune femme, vêtue de noir, pâle et recueillie, lui parut avoir une beauté qu’il ignorait encore. Il fut heureux de rencontrer ses regards et de les voir s’arrêter sur les siens avec une fixité courageuse. Thérèse lui appartenait toujours, chair et cœur.

Chapitre 16

Quinze mois se passèrent. Les âpretés des premières heures s’adoucirent; chaque jour amena une tranquillité, un affaissement de plus; la vie reprit son cours avec une langueur lasse, elle eut cette stupeur monotone qui suit les grandes crises. Et, dans les commencements, Laurent et Thérèse se laissèrent aller à l’existence nouvelle qui les transformait; il se fit en eux un travail sourd qu’il faudrait analyser avec une délicatesse extrême, si l’on voulait en marquer toutes les phases.

Laurent revint bientôt chaque soir à la boutique, comme par le passé. Mais il n’y mangeait plus, il ne s’y établissait plus pendant des soirées entières. Il arrivait à neuf heures et demie, et s’en allait après avoir fermé le magasin. On eût dit qu’il accomplissait un devoir en venant se mettre au service des deux femmes. S’il négligeait un jour sa corvée, il s’excusait le lendemain avec des humilités de valet. Le jeudi, il aidait Mme Raquin à allumer le feu, à faire les honneurs de la maison. Il avait des prévenances tranquilles qui charmaient la vieille mercière.

Thérèse le regardait paisiblement s’agiter autour d’elle. La pâleur de son visage s’en était allée; elle paraissait mieux portante, plus souriante, plus douce. À peine si parfois sa bouche, en se pinçant dans une contraction nerveuse, creusait deux plis profonds qui donnaient à sa face une expression étrange de douleur et d’effroi.

Les deux amants ne cherchèrent plus à se voir en particulier. Jamais ils ne se demandèrent un rendez-vous, jamais ils n’échangèrent furtivement un baiser. Le meurtre avait comme apaisé pour un moment les fièvres voluptueuses de leur chair; ils étaient parvenus à contenter, en tuant Camille, ces désirs fougueux et insatiables qu’ils n’avaient pu assouvir en se brisant dans les bras l’un de l’autre. Le crime leur semblait une jouissance aiguë qui les écœurait et les dégoûtait de leurs embrassements.

Ils auraient eu cependant mille facilités pour mener cette vie libre d’amour dont le rêve les avait poussés à l’assassinat. Mme Raquin, impotente, hébétée, n’était pas un obstacle. La maison leur appartenait, ils pouvaient sortir, aller où bon leur semblait. Mais l’amour ne les tentait plus, leurs appétits s’en étaient allés; ils restaient là, causant avec calme, se regardant sans rougeurs et sans frissons, paraissant avoir oublié les étreintes folles qui avaient meurtri leur chair et fait craquer leurs os. Ils évitaient même de se rencontrer seul à seul; dans l’intimité, ils ne trouvaient rien à se dire, ils craignaient tous deux de montrer trop de froideur. Lorsqu’ils échangeaient une poignée de main, ils éprouvaient une sorte de malaise en sentant leur peau se toucher.

D’ailleurs, ils croyaient s’expliquer chacun ce qui les tenait ainsi indifférents et effrayés en face l’un de l’autre. Ils mettaient leur attitude froide sur le compte de la prudence. Leur calme, leur abstinence, selon eux, étaient œuvres de haute sagesse. Ils prétendaient vouloir cette tranquillité de leur chair, ce sommeil de leur cœur. D’autre part, ils regardaient la répugnance, le malaise qu’ils ressentaient comme un reste d’effroi, comme une peur sourde du châtiment. Parfois, ils se forçaient à l’espérance, ils cherchaient à reprendre les rêves brûlants d’autrefois, et ils demeuraient tout étonnés, en voyant que leur imagination était vide. Alors ils se cramponnaient à l’idée de leur prochain mariage; arrivés à leur but, n’ayant plus aucune crainte, livrés l’un à l’autre, ils retrouveraient leur passion, ils goûteraient les délices rêvés. Cet espoir les calmait, les empêchait de descendre au fond du néant qui s’était creusé en eux. Ils se persuadaient qu’ils s’aimaient comme par le passé, ils attendaient l’heure qui devait les rendre parfaitement heureux en les liant pour toujours.

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