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Jamais Thérèse n’avait eu l’esprit si calme. Elle devenait certainement meilleure. Toutes les volontés implacables de son être se détendaient.

La nuit, seule dans son lit, elle se trouvait heureuse; elle ne sentait plus à son côté la face maigre, le corps chétif de Camille qui exaspérait sa chair et la jetait dans des désirs inassouvis. Elle se croyait petite fille, vierge sous les rideaux blancs, paisible au milieu du silence et de l’ombre. Sa chambre, vaste, un peu froide, lui plaisait, avec son plafond élevé, ses coins obscurs, ses senteurs de cloître. Elle finissait même par aimer la grande muraille noire qui montait devant sa fenêtre; pendant tout un été, chaque soir, elle resta des heures entières à regarder les pierres grises de cette muraille et les nappes étroites de ciel étoilé que découpaient les cheminées et les toits. Elle ne pensait à Laurent que lorsqu’un cauchemar l’éveillait en sursaut; alors, assise sur son séant, tremblante, les yeux agrandis, se serrant dans sa chemise, elle se disait qu’elle n’éprouverait pas ces peurs brusques, si elle avait un homme couché à côté d’elle. Elle songeait à son amant comme à un chien qui l’eût gardée et protégée; sa peau fraîche et calme n’avait pas un frisson de désir.

Le jour, dans la boutique, elle s’intéressait aux choses extérieures; elle sortait d’elle-même, ne vivant plus sourdement révoltée, repliée en pensées de haine et de vengeance. La rêverie l’ennuyait; elle avait le besoin d’agir et de voir. Du matin au soir, elle regardait les gens qui traversaient le passage; ce bruit, ce va-et-vient l’amusaient. Elle devenait curieuse et bavarde, femme en un mot, car jusque-là elle n’avait eu que des actes et des idées d’homme.

Dans l’espionnage qu’elle établit, elle remarqua un jeune homme, un étudiant, qui habitait un hôtel garni du voisinage et qui passait plusieurs fois par jour devant la boutique. Ce garçon avait une beauté pâle, avec de grands cheveux de poète et une moustache d’officier. Thérèse le trouva distingué. Elle en fut amoureuse pendant une semaine, amoureuse comme une pensionnaire. Elle lut des romans, elle compara le jeune homme à Laurent, et trouva ce dernier bien épais, bien lourd. La lecture lui ouvrit des horizons romanesques qu’elle ignorait encore; elle n’avait aimé qu’avec son sang et ses nerfs, elle se mit à aimer avec sa tête. Puis, un jour, l’étudiant disparut; il avait sans doute déménagé. Thérèse l’oublia en quelques heures.

Elle s’abonna à un cabinet littéraire et se passionna pour tous les héros des contes qui lui passèrent sous les yeux. Ce subit amour de la lecture eut une grande influence sur son tempérament. Elle acquit une sensibilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurer sans motif. L’équilibre, qui tendait à s’établir en elle, fut rompu. Elle tomba dans une sorte de rêverie vague. Par moments, la pensée de Camille la secouait, et elle songeait à Laurent avec de nouveaux désirs, pleins d’effroi et de défiance. Elle fut ainsi rendue à ses angoisses; tantôt elle cherchait un moyen pour épouser son amant à l’instant même tantôt elle songeait à se sauver, à ne jamais le revoir. Les romans, en lui parlant de chasteté et d’honneur, mirent comme un obstacle entre ses instincts et sa volonté. Elle resta la bête indomptable qui voulait lutter avec la Seine et qui s’était jetée violemment dans l’adultère; mais elle eut conscience de la bonté et de la douceur, elle comprit le visage mou et l’attitude morte de la femme d’Olivier, elle sut qu’on pouvait ne pas tuer son mari et être heureuse. Alors elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dans une indécision cruelle.

De son côté, Laurent passa par différentes phases de calme et de fièvre. Il goûta d’abord une tranquillité profonde; il était comme soulagé d’un poids énorme. Par moments, il s’interrogeait avec étonnement, il croyait avoir fait un mauvais rêve, il se demandait s’il était bien vrai qu’il eût jeté Camille à l’eau et qu’il eût revu son cadavre sur une dalle de la morgue. Le souvenir de son crime le surprenait étrangement; jamais il ne se serait cru capable d’un assassinat; toute sa prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui montait au front des sueurs glacées, lorsqu’il songeait qu’on aurait pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors il sentait à son cou le froid du couteau. Tant qu’il avait agi, il était allé droit devant lui, avec un entêtement et un aveuglement de brute. Maintenant il se retournait, et, à voir l’abîme qu’il venait de franchir, des défaillances d’épouvante le prenaient.

«Sûrement, j’étais ivre, pensait-il; cette femme m’avait soûlé de caresses. Bon Dieu! ai-je été bête et fou! Je risquais la guillotine, avec une pareille histoire… Enfin, tout s’est bien passé. Si c’était à refaire, je ne recommencerais pas.»

Laurent s’affaissa, devint mou, plus lâche et plus prudent que jamais. Il engraissa et s’avachit. Quelqu’un qui aurait étudié ce grand corps, tassé sur lui-même, et qui ne paraissait avoir ni os ni nerfs, n’aurait jamais songé à l’accuser de violence et de cruauté.

Il reprit ses anciennes habitudes. Il fut pendant plusieurs mois un employé modèle, faisant sa besogne avec un abrutissement exemplaire. Le soir, il mangeait dans une crémerie de la rue Saint-Victor, coupant son pain par petites tranches, mâchant avec lenteur, faisant traîner son repas le plus possible; puis il se renversait, il s’adossait au mur, et fumait sa pipe. On aurait dit un bon gros père. Le jour, il ne pensait à rien; la nuit, il dormait d’un sommeil lourd et sans rêves. Le visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide, il était heureux.

Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thérèse. Il pensait parfois à elle, comme on pense à une femme qu’on doit épouser plus tard, dans un avenir indéterminé. Il attendait l’heure de son mariage avec patience, oubliant la femme, rêvant à la nouvelle position qu’il aurait alors. Il quitterait son bureau, il peindrait en amateur, il flânerait. Ces espoirs le ramenaient, chaque soir, à la boutique du passage malgré le vague malaise qu’il éprouvait en y entrant.

Un dimanche, s’ennuyant, ne sachant que faire, il alla chez son ancien ami de collège, chez le jeune peintre avec lequel il avait logé pendant longtemps. L’artiste travaillait à un tableau qu’il comptait envoyer au salon, et qui représentait une Bacchante nue, vautrée sur un lambeau d’étoffe.

Dans le fond de l’atelier, un modèle, une femme était couchée, la tête ployée en arrière, le torse tordu, la hanche haute. Cette femme riait par moments et tendait la poitrine, allongeant les bras, s’étirant, pour se délasser. Laurent, qui s’était assis en face d’elle, la regardait, en fumant et en causant avec son ami. Son sang battit, ses nerfs s’irritèrent dans cette contemplation. Il resta jusqu’au soir, il emmena la femme chez lui. Pendant près d’un an, il la garda pour maîtresse. La pauvre fille s’était mise à l’aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait, allait poser tout le jour, et revenait régulièrement chaque soir à la même heure; elle se nourrissait, s’habillait, s’entretenait avec l’argent qu’elle gagnait, ne coûtant ainsi pas un sou à Laurent, qui ne s’inquiétait nullement d’où elle venait ni de ce qu’elle avait put faire. Cette femme mit un équilibre de plus dans sa vie, comme un objet utile et nécessaire qui maintient un corps en paix et en santé; il ne sut jamais si il l’aimait et jamais il ne lui vint à l’idée qu’il était infidèle à Thérèse. Il se sentait plus gras et plus heureux. Voila tout.

Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune femme s’habillait de robes claires, et il arriva qu’un soir Laurent la trouva rajeunie et embellie. Mais il éprouvait toujours un certain malaise devant elle; depuis quelque temps, elle lui paraissait fiévreuse, pleine de caprices étranges, riant et s’attristant sans raison. L’indécision où il la voyait l’effrayait, car il devinait en partie ses luttes et ses troubles. Il se mit à hésiter, ayant une peur atroce de compromettre sa tranquillité; lui, il vivait paisible, dans un contentement sage de ses appétits, il craignait de risquer l’équilibre de sa vie en se liant à une femme nerveuse dont la passion l’avait déjà rendu fou. D’ailleurs, il ne raisonnait pas ces choses, il sentait d’instinct les angoisses que la possession de Thérèse devait mettre en lui.

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