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«Je viendrai demain matin à neuf heures.

– Non, se hâta de répondre la jeune femme, ne venez que l’après-midi… je sortirai sans doute pendant la matinée.»

Elle parlait d’une voix étrange, troublée. Elle accompagna les invités jusque dans le passage. Laurent descendit aussi une lampe à la main. Quand ils furent seuls, les époux poussèrent chacun un soupir de soulagement; une impatience sourde avait dû les dévorer pendant toute la soirée. Depuis la veille, ils étaient plus sombres, plus inquiets en face l’un de l’autre. Ils évitèrent de se regarder, ils remontèrent silencieusement. Leurs mains avaient de légers tremblements convulsifs, et Laurent fut obligé de poser la lampe sur la table, pour ne pas la laisser tomber.

Avant de coucher Mme Raquin, ils avaient l’habitude de mettre en ordre la salle à manger, de préparer un verre d’eau sucrée pour la nuit, d’aller et de venir ainsi autour de la paralytique, jusqu’à ce que tout fût prêt.

Lorsqu’ils furent remontés, ce soir-là, ils s’assirent un instant, les yeux vagues, les lèvres pâles. Au bout d’un silence:

«Eh bien! nous ne nous couchons pas? demanda Laurent qui semblait sortir en sursaut d’un rêve.

– Si, si, nous nous couchons, répondit Thérèse en frissonnant, comme si elle avait eu grand froid.»

Elle se leva et prit la carafe.

«Laisse, s’écria son mari d’une voix qu’il s’efforçait de rendre naturelle, je préparerai le verre d’eau sucrée… Occupe-toi de ta tante.»

Il enleva la carafe des mains de sa femme et remplit un verre d’eau. Puis, se tournant à demi, il y vida le petit flacon de grès, en y mettant un morceau de sucre. Pendant ce temps, Thérèse s’était accroupie devant le buffet; elle avait pris le couteau de cuisine et cherchait à le glisser dans une des grandes poches qui pendaient à sa ceinture.

À ce moment, cette sensation étrange qui prévient de l’approche d’un danger fit tourner la tête aux époux, d’un mouvement instinctif. Ils se regardèrent. Thérèse vit le flacon dans les mains de Laurent, et Laurent aperçut l’éclair blanc du couteau qui luisait entre les plis de la jupe de Thérèse. Ils s’examinèrent ainsi pendant quelques secondes, muets et froids, le mari près de la table, la femme pliée devant le buffet. Ils comprenaient. Chacun d’eux resta glacé en retrouvant sa propre pensée chez son complice. En lisant mutuellement leur secret dessein sur leur visage bouleversé, ils se firent pitié et horreur.

Mme Raquin, sentant que le dénouement était proche, les regardait avec des yeux fixes et aigus.

Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Une crise suprême les brisa, les jeta dans les bras l’un de l’autre, faibles comme des enfants. Il leur sembla que quelque chose de doux et d’attendri s’éveillait dans leur poitrine. Ils pleurèrent, sans parler, songeant à la vie de boue qu’ils avaient menée et qu’ils mèneraient encore, s’ils étaient assez lâches pour vivre. Alors, au souvenir du passé, ils se sentirent tellement las et écœurés d’eux-mêmes, qu’ils éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant. Ils échangèrent un dernier regard, un regard de remerciement, en face du couteau et du verre de poison. Thérèse prit le verre, le vida à moitié et le tendit à Laurent qui l’acheva d’un trait. Ce fut un éclair. Ils tombèrent l’un sur l’autre, foudroyés, trouvant enfin une consolation dans la mort. La bouche de la jeune femme alla heurter, sur le cou de son mari, la cicatrice qu’avaient laissée les dents de Camille.

Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau de la salle à manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs jaunâtres par les clartés de la lampe que l’abat-jour jetait sur eux. Et, pendant près de douze heures, jusqu’au lendemain vers midi, Mme Raquin, froide et muette, les contempla à ses pieds, ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant de regards lourds.

La polémique entre Émile Zola et Ferragus (Louis Ulbach)

L’article de Ferragus, dans «Le Figaro», 23 janvier 1868: «La littérature putride»

Il s’est établi depuis quelques années une école monstrueuse de romanciers, qui prétend substituer l’éloquence du charnier à l’éloquence de la chair, qui fait appel aux curiosités les plus chirurgicales, qui groupe les pestiférés pour nous en faire admirer les marbrures, qui s’inspire directement du choléra, son maître, et qui fait jaillir le pus de la conscience.

Les dalles de la morgue ont remplacé le sopha de Crébillon; Manon Lescaut est devenue une cuisinière sordide, quittant le graillon pour la boue des trottoirs, Faublas a besoin d’assassiner et de voir pourrir ses victimes pour rêver d’amour; ou bien, cravachant les dames du meilleur monde, lui qui n’a rien lu, il met les livres du marquis de Sade en action.

Germinie Lacerteux, Thérèse Raquin, La Comtesse de Chalis, bien d’autres romans qui ne valent pas l’honneur d’être nommés (car je ne me dissimule pas que je fais une réclame à ceux-ci) vont prouver ce que j’avance.

Je ne mets pas en cause les intentions; elles sont bonnes; mais je tiens à démontrer que dans une époque à ce point blasée, pervertie, assoupie, malade, les volontés les meilleures se fourvoient et veulent corriger par des moyens qui corrompent. On cherche le succès pour avoir des auditeurs, et on met à sa porte des linges hideux en guise de drapeaux pour attirer les passants.

J’estime les écrivains dont je vais piétiner les œuvres; ils croient à la régénération sociale; mais en faisant leur petit tas de boue, ils s’y mirent, avant de le balayer; ils veulent qu’on le flaire et que chacun s’y mire à son tour; ils ont la coquetterie de leur besogne et ils oublient l’égout, en retenant l’ordure au dehors.

Je dois, en bonne conscience, faire une exception pour M. Feydeau. Ce n’est que faute d’un peu d’esprit qu’il dépasse la mesure; mais je louerais beaucoup plus son dernier roman, qui a des parties excellentes, si l’auteur n’avait l’habitude de ne laisser rien à dire à ses lecteurs, en fait de compliments, et si je ne me souvenais de La fille aux yeux d’or. Quoi qu’il en soit, M. Feydeau a voulu, voyant les mœurs de son temps, écrire à son tour Les Liaisons dangereuses. Il est parti d’un point de vue austère; il flétrit sans ambages les belles façons des grandes dames; il a dépeint avec une sûreté de coloris incontestable le portrait de son héroïne; mais il n’a pu se garer du défaut commun. C’est un Joseph Prudhomme faisandé. En deux ou trois endroits il souligne trop, et on peut lui appliquer ce moyen de comparaison qui condamne les autres romanciers trivialistes: il lui serait impossible de mettre son héroïne au théâtre.

Remarquez bien que c’est la pierre de touche. Balzac, le sublime fumier sur lequel poussent tous ces champignons-là, a amassé dans Mme Marneffe toutes les corruptions, toutes les infamies; et pourtant comme il n’a jamais mis Mme Marneffe dans une position grotesque ou triviale que son image pût faire rire ou soulever le goût, on a représenté Mme Marneffe sur un théâtre. Je vous défie d’y mettre la comtesse de Chalis! Je vous défie d’y laisser passer Germinie Lacerteux, Thérèse Raquin, tous ces fantômes impossibles qui suintent la mort, sans avoir respiré la vie, qui ne sont que des cauchemars de la réalité.

Le second reproche que j’adresserai à cette littérature violente, c’est qu’elle se croit bien malicieuse et qu’elle est bien naïve: elle n’est qu’un trompe-l’œil.

Il est plus facile de faire un roman brutal, plein de sanie, de crimes et de prostitutions, que d’écrire un roman contenu, mesuré, moiré, indiquant les hontes sans les découvrir, émouvant sans écœurer. Le beau procédé que celui d’étaler des chairs meurtries! Les pourritures sont à la portée de tout le monde, et ne manquent jamais leur effet. Le plus niais des réalistes, en décrivant platement le vieux Montfaucon, donnerait des nausées à toute une génération.

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