Lorsque Mme Raquin et Camille descendaient, par hasard, Thérèse se levait d’un bond, collait silencieusement, avec une énergie brutale, ses lèvres sur les lèvres de son amant, et restait ainsi haletante, étouffante, jusqu’à ce qu’elle entendît crier le bois des marches de l’escalier. Alors, d’un mouvement leste, elle reprenait sa place, elle retrouvait sa grimace rechignée. Laurent d’une voix calme, continuait avec Camille la causerie interrompue. C’était comme un éclair de passion, rapide et aveuglant, dans un ciel mort.
Le jeudi, la soirée était un peu plus animée. Laurent, qui, ce jour là, s’ennuyait à mourir, se faisait pourtant un devoir de ne pas manquer une seule des réunions: il voulait, par mesure de prudence, être connu et estimé des amis de Camille. Il lui fallait écouter les radotages de Grivet et du vieux Michaud; Michaud racontait toujours les mêmes histoires de meurtres et de vol; Grivet parlait en même temps de ces employés, de ses chefs, de son administration. Le jeune homme se réfugiait auprès d’Olivier et de Suzanne, qui lui paraissaient d’une bêtise moins assommante. D’ailleurs, il se hâtait de réclamer le jeu de dominos.
C’était le jeudi soir que Thérèse fixait le jour et l’heure de leurs rendez-vous. Dans le trouble du départ, lorsque Mme Raquin et Camille accompagnaient les invités jusqu’à la porte du passage, la jeune femme s’approchait de Laurent, lui parlait tout bas, lui serrait la main. Parfois même, quand tout le monde avait le dos tourné, l’embrassait par une sorte de fanfaronnade.
Pendant huit mois, dura cette vie de secousses et d’apaisements. Les amants vivaient dans une béatitude complète; Thérèse ne s’ennuyait plus, ne désirait plus rien; Laurent, repu, choyé, engraissé encore avait la seule crainte de voir cesser cette belle existence.
Chapitre 9
Un après-midi, comme Laurent allait quitter son bureau pour courir auprès de Thérèse qui l’attendait, son chef le fit appeler et lui signifia qu’à l’avenir il lui défendait de s’absenter. Il avait abusé des congés; l’administration était décidée à le renvoyer, s’il sortait une seule fois.
Cloué sur sa chaise, il se désespéra jusqu’au soir. Il devait gagner son pain, il ne pouvait se faire mettre à la porte. Le soir, le visage courroucé de Thérèse fut une torture pour lui. Il ne savait comment expliquer son manque de parole à sa maîtresse. Pendant que Camille fermait la boutique, il s’approcha vivement de la jeune femme:
«Nous ne pouvons plus nous voir, lui dit-il à voix basse. Mon chef me refuse toute nouvelle permission de sortie.»
Camille rentrait. Laurent dut se retirer sans donner de plus amples explications, laissant Thérèse sous le coup de cette déclaration brutale. Exaspérée, ne voulant pas admettre qu’on pût troubler ses voluptés, elle passa une nuit d’insomnie à bâtir des plans de rendez-vous extravagants. Le jeudi qui suivit, elle causa une minute au plus avec Laurent. Leur anxiété était d’autant plus vive qu’ils ne savaient où se rencontrer pour se consulter et s’entendre. La jeune femme donna un nouveau rendez-vous à son amant, qui lui manqua de parole une seconde fois. Dès lors, elle n’eut plus qu’une idée fixe, le voir à tout prix.
Il y avait quinze jours que Laurent ne pouvait approcher de Thérèse. Alors il sentit combien cette femme lui était devenue nécessaire; l’habitude de la volupté lui avait créé des appétits nouveaux, d’une exigence aiguë. Il n’éprouvait plus aucun malaise dans les embrassements de sa maîtresse, il quêtait ces embrassements avec une obstination d’animal affamé. Une passion de sang avait couvé dans ses muscles; maintenant qu’on lui retirait son amante, cette passion éclatait avec une violence aveugle; il aimait à la rage. Tout semblait inconscient dans cette florissante nature de brute; il obéissait à des instincts, il se laissait conduire par les volontés de son organisme. Il aurait ri aux éclats, un an auparavant, si on lui avait dit qu’il serait l’esclave d’une femme, au point de compromettre ses tranquillités. Le sourd travail des désirs, s’était opéré en lui, à son insu, et avait fini par le jeter, pieds et poings liés, aux caresses fauves de Thérèse. À cette heure, il redoutait d’oublier la prudence, il n’osait venir, le soir, au passage du Pont-Neuf, craignant de commettre quelque folie. Il ne s’appartenait plus; sa maîtresse, avec ses souplesses de chatte, ses flexibilités nerveuses, s’était glissée peu à peu dans chacune des fibres de son corps. Il avait besoin de cette femme pour vivre comme on a besoin de boire et de manger.
Il aurait certainement fait une sottise, s’il n’avait reçu une lettre de Thérèse, qui lui recommandait de rester chez lui le lendemain. Son amante lui promettait de venir le trouver vers les huit heures du soir.
Au sortir du bureau, il se débarrassa de Camille, en disant qu’il était fatigué, qu’il allait se coucher tout de suite. Thérèse, après le dîner, joua également son rôle; elle parla d’une cliente qui avait déménagé sans la payer, elle fit la créancière intraitable, elle déclara quelle voulait aller réclamer son argent. La cliente demeurait aux Batignolles. Mme Raquin et Camille trouvèrent la course longue, la démarche hasardeuse; d’ailleurs, ils ne s’étonnèrent pas, ils laissèrent partir Thérèse en toute tranquillité.
La jeune femme courut au Port aux Vins, glissant sur les pavés qui étaient gras, heurtant les passants, ayant hâte d’arriver. Des moiteurs lui montaient au visage; ses mains brûlaient. On aurait dit une femme soûle. Elle gravit rapidement l’escalier de l’hôtel meublé. Au sixième étage, essoufflée, les yeux vagues, elle aperçut Laurent, penché sur la rampe, qui l’attendait.
Elle entra dans le grenier. Ses larges jupes ne pouvaient y tenir, tant l’espace était étroit. Elle arracha d’une main son chapeau, et s’appuya contre le lit, défaillante…
La fenêtre à tabatière, ouverte toute grande, versait les fraîcheurs du soir sur la couche brûlante. Les amants restèrent longtemps dans le taudis, comme au fond d’un trou. Tout d’un coup, Thérèse entendit l’horloge de la Pitié sonner dix heures. Elle aurait voulu être sourde; elle se leva péniblement et regarda le grenier qu’elle n’avait pas encore vu. Elle chercha son chapeau, noua les rubans, et s’assit en disant d’une voix lente:
«Il faut que je parte.»
Laurent était venu s’agenouiller devant elle. Il lui prit les mains.
«Au revoir, reprit-elle sans bouger.
– Non pas au revoir, s’écria-t-il, cela est trop vague… Quel jour reviendras-tu?»
Elle le regarda en face.
«Tu veux de la franchise? dit-elle. Eh bien! vrai, je crois que je ne reviendrai plus. Je n’ai pas de prétexte, je ne puis en inventer.
– Alors, il faut nous dire adieu.
– Non, je ne veux pas!»
Elle prononça ces mots avec une colère épouvantée. Elle ajouta plus doucement, sans savoir ce qu’elle disait, sans quitter sa chaise:
«Je vais m’en aller.»
Laurent songeait. Il pensait à Camille.
«Je ne lui en veux pas dit-il enfin sans le nommer; mais vraiment il nous gêne trop… Est-ce que tu ne pourrais pas nous en débarrasser, l’envoyer en voyage, quelque part, bien loin?
– Ah! oui, l’envoyer en voyage! reprit la jeune femme en hochant la tête. Tu crois qu’un homme comme ça consent à voyager… Il n’y a qu’un voyage dont on ne revient pas… Mais il nous enterrera tous; ces gens qui n’ont que le souffle ne meurent jamais.»
Il y eut un silence. Laurent se traîna sur les genoux, se serrant contre sa maîtresse, appuyant la tête contre sa poitrine.
«J’avais fait un rêve, dit-il; je voulais passer une nuit entière avec toi, m’endormir dans tes bras et me réveiller le lendemain sous tes baisers… Je voudrais être ton mari… Tu comprends?
– Oui, oui», répondit Thérèse, frissonnante.
Et elle se pencha brusquement sur le visage de Laurent, qu’elle couvrit de baisers. Elle égratignait les brides de son chapeau contre la barbe rude du jeune homme; elle ne songeait plus qu’elle était habillée et qu’elle allait froisser ses vêtements. Elle sanglotait, elle prononçait des paroles haletantes au milieu de ses larmes.