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À plus de vingt reprises, ils allèrent jusqu’à la porte du commissariat de police, l’un suivant l’autre. Tantôt c’était Laurent qui voulait avouer le meurtre, tantôt c’était Thérèse qui courait se livrer. Et ils se rejoignaient toujours dans la rue, et ils se décidaient toujours à attendre encore, après avoir échangé des insultes et des prières ardentes.

Chaque nouvelle crise les laissait plus soupçonneux et plus farouches.

Du matin au soir, ils s’espionnaient. Laurent ne quittait plus le logement du passage, et Thérèse ne le laissait plus sortir seul. Leurs soupçons, leur épouvante des aveux les rapprochèrent, les unirent dans une intimité atroce. Jamais, depuis leur mariage, ils n’avaient vécu si étroitement liés l’un à l’autre, et jamais ils n’avaient tant souffert. Mais, malgré les angoisses qu’ils s’imposaient, ils ne se quittaient pas des yeux, ils aimaient mieux endurer les douleurs les plus cuisantes que de se séparer pendant une heure. Si Thérèse descendait à la boutique, Laurent la suivait, par crainte qu’elle ne causât avec une cliente; si Laurent se tenait sur la porte, regardant les gens qui traversaient le passage, Thérèse se plaçait à côté de lui, pour voir s’il ne parlait à personne. Le jeudi soir, quand les invités étaient là, les meurtriers s’adressaient des regards suppliants, ils s’écoutaient avec terreur, s’attendant chacun à quelque aveu de son complice, donnant aux phrases commencées des sens compromettants.

Un tel état de guerre ne pouvait durer davantage.

Thérèse et Laurent en arrivèrent, chacun de son côté, à rêver d’échapper par un nouveau crime aux conséquences de leur premier crime. Il fallait absolument que l’un d’eux disparût pour que l’autre goûtât quelque repos. Cette réflexion leur vint en même temps; tous deux sentirent la nécessité pressante d’une séparation, tous deux voulurent une séparation éternelle. Le meurtre, qui se présenta à leur pensée, leur sembla naturel, fatal, forcément amené par le meurtre de Camille. Ils ne le discutèrent même pas, ils en acceptèrent le projet comme le seul moyen de salut. Laurent décida qu’il tuerait Thérèse, parce que Thérèse le gênait, qu’elle pouvait le perdre d’un mot et qu’elle lui causait des souffrances insupportables; Thérèse décida qu’elle tuerait Laurent, pour les mêmes raisons.

La résolution bien arrêtée d’un assassinat les calma un peu. Ils firent leurs dispositions. D’ailleurs, ils agissaient dans la fièvre, sans trop de prudence; ils ne pensaient que vaguement aux conséquences probables d’un meurtre commis, sans que la fuite et l’impunité fussent assurées. Ils sentaient invinciblement le besoin de se tuer, ils obéissaient à ce besoin en brutes furieuses. Ils ne se seraient pas livrés pour leur premier crime, qu’ils avaient dissimulé avec tant d’habileté, et ils risquaient la guillotine, en en commettant un second, qu’ils ne songeaient seulement pas à cacher. Il y avait là une contradiction de conduite qu’ils ne voyaient même point. Ils se disaient simplement que s’ils parvenaient à fuir, ils iraient vivre à l’étranger, après avoir pris tout l’argent. Thérèse, depuis quinze à vingt jours, avait retiré les quelques milliers de francs qui restaient de sa dot, et les tenait enfermés dans un tiroir que Laurent connaissait. Ils ne se demandèrent pas un instant ce que deviendrait Mme Raquin.

Laurent avait rencontré, quelques semaines auparavant, un de ses anciens camarades de collège, alors préparateur chez un chimiste célèbre qui s’occupait beaucoup de toxicologie. Ce camarade lui avait fait visiter le laboratoire où il travaillait, lui montrant les appareils, lui nommant les drogues. Un soir, lorsqu’il se fut décidé au meurtre, Laurent, comme Thérèse buvait devant lui un verre d’eau sucrée, se souvint d’avoir vu dans ce laboratoire un petit flacon de grès, contenant de l’acide prussique. En se rappelant ce que lui avait dit le jeune préparateur sur les effets terribles de ce poison qui foudroie et laisse peu de traces, il songea que c’était là le poison qu’il lui fallait. Le lendemain, il réussit à s’échapper, il rendit visite à son ami, et, pendant que celui-ci avait le dos tourné, il vola le petit flacon de grès.

Le même jour, Thérèse profita de l’absence de Laurent pour faire repasser un grand couteau de cuisine, avec lequel on cassait le sucre, et qui était tout ébréché. Elle cacha le couteau dans un coin du buffet.

Chapitre 32

Le jeudi qui suivit, la soirée chez les Raquin, comme les invités continuaient à appeler le ménage de leurs hôtes, fut d’une gaieté toute particulière. Elle se prolongea jusqu’à onze heures et demie. Grivet, en se retirant, déclara ne jamais avoir passé des heures plus agréables.

Suzanne, qui était enceinte, parla tout le temps à Thérèse de ses douleurs et de ses joies. Thérèse semblait l’écouter avec un grand intérêt; les yeux fixes, les lèvres serrées, elle penchait la tête par moments; ses paupières, qui se baissaient, couvraient d’ombre tout son visage. Laurent, de son côté, prêtait une attention soutenue aux récits du vieux Michaud et d’Olivier. Ces messieurs ne tarissaient pas, et Grivet ne parvenait qu’avec peine à placer un mot entre deux phrases du père et du fils. D’ailleurs, il avait pour eux un certain respect; il trouvait qu’ils parlaient bien. Ce soir-là, la causerie ayant remplacé le jeu, il s’écria naïvement que la conversation de l’ancien commissaire de police l’amusait presque autant qu’une partie de dominos.

Depuis près de quatre ans que les Michaud et Grivet passaient les jeudis soir chez les Raquin, ils ne s’étaient pas fatigués une seule fois de ces soirées monotones qui revenaient avec une régularité énervante. Jamais ils n’avaient soupçonné un instant le drame qui se jouait dans cette maison, si paisible et si douce, lorsqu’ils y entraient. Olivier prétendait d’ordinaire, par une plaisanterie d’homme de police, que la salle à manger sentait l’honnête homme. Grivet, pour ne pas rester en arrière, l’avait appelée le Temple de la Paix. À deux ou trois reprises, dans les derniers temps, Thérèse expliqua les meurtrissures qui lui marbraient le visage, en disant aux invités qu’elle était tombée. Aucun d’eux, d’ailleurs, n’aurait reconnu les marques du poing de Laurent; ils étaient convaincus que le ménage de leurs hôtes était un ménage modèle, tout de douceur et d’amour.

La paralytique n’avait plus essayé de leur révéler les infamies qui se cachaient derrière la morne tranquillité des soirées du jeudi. En face des déchirements des meurtriers, devinant la crise qui devait éclater un jour ou l’autre, amenée par la succession fatale des événements, elle finit par comprendre que les faits n’avaient pas besoin d’elle. Dès lors, elle s’effaça, elle laissa agir les conséquences de l’assassinat de Camille qui devaient tuer les assassins à leur tour. Elle pria seulement le ciel de lui donner assez de vie pour assister au dénouement violent qu’elle prévoyait; son dernier désir était de repaître ses regards du spectacle des souffrances suprêmes qui briseraient Thérèse et Laurent.

Ce soir-là Grivet vint se placer à côté d’elle et causa longtemps, faisant comme d’habitude les demandes et les réponses. Mais il ne put en tirer même un regard. Lorsque onze heures et demie sonnèrent, les invités se levèrent vivement.

«On est si bien chez vous, déclara Grivet, qu’on ne songe jamais à s’en aller.

– Le fait est, appuya Michaud, que je n’ai jamais sommeil ici, moi qui me couche à neuf heures d’habitude.»

Olivier crut devoir placer sa plaisanterie.

«Voyez-vous, dit-il, en montrant ses dents jaunes, ça sent les honnêtes gens dans cette pièce: c’est pourquoi l’on y est si bien.»

Grivet, fâché d’avoir été devancé, se mit à déclamer, en faisant un geste emphatique:

«Cette pièce est le Temple de la Paix.»

Pendant ce temps, Suzanne nouait les brides de son chapeau et disait à Thérèse:

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