Mathilde se releva en hurlant sa douleur. Contractant ses mâchoires à s'en briser les dents, elle avança vers Reine. Chaque pas infligeait un coup de poignard dans sa chair. Elle repoussa les lambeaux de boiseries léchés par le feu et continua d'avancer. Elle entra dans l'appartement et s'allongea à côté de Reine pour reprendre son souffle.
– Je vais vous aider à vous relever, et vous vous accrocherez à moi, dit Mathilde en haletant.
Reine cligna des yeux en signe d'acquiescement.
Mathilde passa son bras sous la nuque de la vieille dame et entreprit de la soulever.
La souffrance fut insoutenable, une constellation d'étoiles l'éblouit, elle perdit l'équilibre.
– Sauve-toi, dit Reine, ne discute pas et pars d'ici. Dis de ma part à Zofia que je l'aime, dis-lui aussi que j'ai adoré mes conversations avec toi, que tu es très attachante. Tu es une fille formidable, Mathilde, tu as un cœur gros comme un ananas, alors essaie juste de mieux choisir celui à qui tu offres des quartiers, allez, file tant qu'il est temps. De toute façon, je voulais qu'on disperse mes cendres autour de ma maison, alors, à quelques détails près, j'aurai été exaucée.
– Vous croyez qu'il y a une petite chance pour que je sois moins têtue que vous à votre âge? Je reprends mon souffle et on recommence dans deux secondes, on partira d'ici toutes les deux… ou pas!
Lucas apparut dans l'embrasure, il avançait vers elles. Il s'agenouilla devant Mathilde et lui expliqua comment tous trois sortiraient du brasier.
Il ôta le veston en tweed, couvrit la tête de Reine pour protéger son visage, la prit dans ses bras et se releva. Quand il donna le signal, Mathilde s'accrocha à ses hanches et le suivit, parfaitement collée à son corps qui faisait écran. Quelques secondes plus tard, tous les trois échappaient à l'enfer.
Lucas retenait Reine dans ses bras, Mathilde s'abandonna à ceux de Zofia qui avait accouru vers elle. Les sirènes des secours se rapprochaient. Zofia allongea son amie sur la pelouse de la maison voisine.
Reine ouvrit les yeux et regarda Lucas, un sourire de malice au coin des lèvres.
– Si on m'avait dit qu'un beau jeune homme comme ça…
Mais une quinte de toux l'empêcha de poursuivre.
– Gardez vos forces!
– Ça te va plutôt bien le côté prince charmant, mais tu dois être drôlement myope quand même, parce que, franchement, autour de toi il y a bien mieux que ce que tu as dans les bras.
– Vous avez beaucoup de charme, Reine.
– Oui, sûrement autant qu'une vieille bicyclette dans un musée! Ne la perds pas, Lucas, il y a des erreurs qu'on ne se pardonne jamais, crois-moi! Maintenant, si tu voulais bien me reposer, je crois que quelqu'un d'autre va venir me chercher!
– Ne dites pas de bêtises!
– Et toi, n'en fais pas!
Les secours venaient d'arriver. Les pompiers s'attaquèrent aussitôt à l'incendie. Pilguez courut vers Mathilde et Lucas s'avança vers les brancardiers qui poussaient une civière. Il les aida à y allonger Reine. Zofia le rejoignit et grimpa dans l'ambulance.
– Retrouvons-nous à l'hôpital, je te confie Mathilde!
Un policier avait demandé une seconde ambulance, Pilguez fit annuler l'ordre, pour gagner du temps il conduirait Mathilde lui-même. Il enjoignit Lucas de le suivre et tous deux la prirent sous l'épaule pour l'installer à l'arrière du véhicule. L'ambulance de Reine était déjà loin.
Un maelstrom de lumières bleues et rouges scintillait dans l'habitacle, Reine regarda par la fenêtre et serra la main de Zofia.
– C'est drôle, le jour où l'on s'en va, on pense à tout ce que l'on n'a pas vu.
– Je
suis là, Reine, murmura Zofia, reposez-vous.
– Toutes mes photos ont brûlé maintenant, sauf une. Je
l'ai gardée cachée sur moi toute ma vie, elle était pour toi, je voulais te la donner ce soir.
Reine tendit son bras et ouvrit sa main qui ne contenait que du vide. Zofia la regarda, interloquée, Reine lui sourit en retour.
– Tu as cru que j'avais perdu la boule, hein? C'est la photo de l'enfant que je n'ai jamais eu, elle aurait été certainement ma plus belle. Prends-la et mets-la près de ton cœur, elle a tellement manqué au mien. Zofia, je sais que tu feras un jour quelque chose qui me rendra fière de toi pour toujours. Tu voulais savoir si le Bachert n'était qu'un joli conte? Je
vais te dire la vérité. C'est à chacun d'entre nous de rendre son histoire vraie. Ne renonce pas à ta vie et bats-toi.
Reine lui caressa la joue tendrement.
– Et approche-toi que je t'embrasse, si tu savais comme je t'aime, tu m'as donné de vraies années de bonheur.
Elle serra Zofia dans ses bras et lui offrit dans cette étreinte toutes les forces qui lui restaient.
– Je
vais me reposer un peu maintenant, je vais avoir plein de temps pour me reposer.
Zofia inspira profondément pour retenir ses larmes. Elle posa sa tête sur la poitrine de Reine qui respirait lentement. L'ambulance entra dans le sas des urgences, et les portes s'ouvrirent. On transporta Reine, et pour la seconde fois de la semaine Zofia s'assit dans la salle d'attente réservée aux familles des patients.
À l'intérieur de la maison de Reine, la couverture en cuir craquelé d'un vieil album finissait de se consumer.
Les portes coulissèrent à nouveau pour laisser Mathilde entrer dans le sas, soutenue par Lucas et Pilguez. Une infirmière se précipita vers eux en poussant une chaise roulante.
– Laissez tomber! dit Pilguez. Elle nous a menacés de repartir si on la mettait là-dessus!
La nurse récita par cœur le règlement des admissions à l'hôpital et Mathilde se rangea aux raisons des assurances en s'installant de mauvaise grâce dans le fauteuil. Zofia se rendit auprès d'elle.
– Comment te sens-tu?
– Comme un charme.
Un interne vint chercher Mathilde et l'emmena vers une salle d'examen. Zofia promit de l'attendre.
– Pas trop longtemps! dit Pilguez dans son dos. Zofia se retourna vers lui.
– Lucas m'a tout dit dans la voiture, ajouta-t-il.
– Qu'est-ce qu'il vous a dit?
– Que certaines affaires immobilières ne lui avaient pas valu que des amis! Zofia, je pense très sérieusement que vous êtes l'un comme l'autre en danger. Lorsque j'ai vu votre ami au restaurant il y a quelques jours, je pensais qu'il travaillait pour le gouvemement et non qu'il venait vous y voir. Deux explosions au gaz en une semaine, en deux endroits où vous vous trouviez, ça fait beaucoup pour une coïncidence!
– La première fois, au restaurant, je crois que c'était vraiment un accident! dit Lucas de l'autre bout de la salle.
– Peut-être! reprit l'inspecteur. En tout cas, c'est du travail de grand professionnel, nous n'avons pas retrouvé le moindre indice qui permette de supposer qu'il s'agisse d'autre chose. Ceux qui ont monté ces coups sont démoniaques, et je ne vois pas ce qui les arrêtera tant qu'ils n'auront pas atteint leur but. Il va falloir vous protéger, et m'aider à convaincre votre petit camarade de collaborer.
– Ce sera difficile.
– Faites-le avant qu'il ne m'ait foutu le feu à tous les quartiers de la ville! En attendant je vais vous mettre en sécurité pour la nuit. Le directeur du Sheraton de l'aéroport me doit quelques retours d'ascenseur, c'est le moment d'appuyer sur le bouton! Il saura vous réserver un accueil des plus confidentiels. Je lui passe un appel et je vous emmène. Allez dire au revoir à votre copine.
Zofia souleva le rideau et entra dans le box d'examen. Elle s'approcha de son amie.
– Quelles sont les nouvelles?
– Rien que du banal! répondit Mathilde. Je vais avoir un plâtre tout neuf; ils veulent me garder en observation pour être sûrs que je n'ai pas inhalé trop de fumées toxiques. Les pauvres, s'ils savaient ce que j'ai pu avaler comme trucs toxiques dans ma vie, ils ne seraient pas si inquiets. Comment va Reine?