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Lucas s'accroupit devant le corps inanimé de Sarah. Il prit son pouls, glissa ses mains sous elle et la souleva dans ses bras.

– Viens, dit-il à Zofia d'une voix douce. Nous n'avons pas de temps à perdre, tu connais mieux que personne le chemin de l'hôpital, je vais conduire, tu me guideras, tu n'es pas en état.

Ils allongèrent la jeune femme sur la banquette, Zofia prit le gyrophare dans la boîte à gants et enclencha la sirène. Il était seize heures trente, la Ford filait à toute allure vers le San Francisco Memorial Hospital, ils y seraient dans moins d'un quart d'heure.

Dès son arrivée aux urgences, Sarah fut immédiatement prise en charge par deux médecins dont un réanimateur. Elle souffrait d'un enfoncement de la cage thoracique, les radios crâniennes révélèrent un hématome au lobe occipital sans lésion cérébrale apparente et un polytraumatisme facial. Un scanner confirmerait que ses jours n'étaient pas en danger. Il s'en était fallu de peu.

Lucas et Zofia quittèrent le parking.

– Tu es pâle comme un linceul, ce n'est pas toi qui l'as frappé, Zofia, c'est moi.

– J'ai échoué, Lucas, je ne suis pas plus capable que toi de changer.

– Je t'aurais haïe d'avoir réussi. C'est ce que tu es qui me touche, Zofia, pas ce que tu deviendrais pour t'accommoder de moi. Je ne veux pas que tu changes.

– Alors pourquoi tu as fait ça?

– Pour que tu comprennes que ma différence est aussi la tienne, pour que tu ne me juges pas plus que je ne te juge, parce que ce temps qui nous éloigne en nous faisant défaut pourrait aussi nous rapprocher.

Zofia avisa la pendulette incrustée dans le tableau de bord et sursauta.

– Qu'est-ce que tu as?

– Je vais manquer à la promesse que j'ai faite à Reine, et je vais lui faire de la peine. Je sais qu'elle a dû préparer un thé, cuisiner ses sablés tout l'après-midi, et qu'elle m'attend.

– Ce n'est pas si grave, elle t'excusera.

– Oui, mais elle sera déçue, je lui avais juré d'être ponctuelle, c'était important pour elle.

– Quand aviez-vous rendez-vous?

– À dix-sept heures précises!

Lucas regarda sa montre, il était cinq heures moins dix, et le trafic devant eux leur laissait peu d'espoir d'honorer la promesse de Zofia.

– Tu auras un quart d'heure de retard tout au plus.

– Il sera trop tard, le jour sera tombé. Elle avait besoin pour me montrer ses photos d'une certaine lumière, comme d'un soutien, un prétexte à ouvrir certaines pages de sa mémoire. J'ai tellement œuvré pour que son cœur se libère, je lui devais d'être à ses côtés. Je ne suis vraiment plus grand-chose.

Lucas regarda sa montre et caressa la joue de Zofia en faisant la moue.

– On va refaire un petit tour de manège en gyrophare et en sirène, il nous reste sept minutes pour être dans les temps, vraiment pas de quoi en faire toute une éternité! Accroche ta ceinture!

La Ford déboîta aussitôt sur la file de gauche et remonta California Street à toute allure. Dans le nord de la ville, tous les feux s'alignèrent pour former une allée magistrale de fanaux rouges, libérant tous les carrefours sur leur passage.

*

– Oui, oui, j'arrive! répondit Reine à la petite sonnette qui carillonnait l'achèvement de la cuisson.

Elle se baissa pour sortir la pâtisserie de la gazinière. La plaque chaude était bien trop lourde pour qu'elle puisse la tenir d'une seule main. Elle laissa la porte du four ouverte et déposa la galette sur l'établi en émail. Prenant garde de ne pas se brûler, elle la fit glisser sur une planche de bois, prit une lame large et fine et commença à découper des parts. Elle épongea son front et sentit quelques gouttes qui fuyaient dans sa nuque. Elle n'avait jamais de sueur: sans doute était-ce cette pesante fatigue qui l'avait saisie le matin et ne l'avait pas quittée depuis. Elle abandonna le gâteau un instant pour aller dans sa chambre. Un courant d'air entra alors dans la pièce et tourbillonna jusque derrière le comptoir. Quand Reine revint, elle regarda l'horloge, pressant le pas pour disposer les tasses sur le plateau. Dans son dos, l'une des sept bougies posées sur le plan de travail s'était éteinte, celle qui était le plus près de la cuisinière à gaz.

*

La Ford bifurqua dans Van Ness et Lucas profita du virage pour consulter sa montre, ils avaient encore cinq minutes devanteux pour être à l'heure, l'aiguille du compteur grimpa d'un cran.

*

Reine avança vers la vieille armoire et en ouvrit la porte qui grinça de tout son bois. Sa main si joliment tachée par les années se faufila sous la pile de linge en dentelle d'antan, les doigts fragiles se refermèrent sur le registre "en cuir craquelé. Elle ferma ses paupières et huma la couverture du recueil avant de le poser à même le sol, sur le tapis au milieu du salon. Il ne lui restait plus qu'à faire chauffer l'eau et tout serait fin prêt, Zofia arriverait d'une minute à l'autre; elle sentit son cœur battre un peu plus vite et s'attacha à contrôler l'émotion qui la gagnait. Elle retourna vers la cuisine et se demanda où elle avait bien pu ranger les allumettes.

*

Zofia s'accrochait du mieux qu'elle le pouvait à la dragonne au-dessus de la portière, Lucas lui sourit.

– Si tu savais le nombre de voitures que j'ai conduites, je n'en ai jamais éraflé une seule! Encore deux petits feux et nous arriverons dans ta rue. Détends-toi, il n'est que cinq heures moins deux.

*

Reine fouilla le tiroir du buffet, puis celui de la desserte, enfin ceux du garde-manger, sans résultat. Elle tira le rideau sous le comptoir et regarda attentivement sur les étagères. En se relevant elle ressentit comme un léger vertige et secoua la tête avant de continuer ses recherches.

– Mais où aije bien pu les mettre? maugréa-t-elle. Elle regarda autour d'elle et trouva enfin la petite boîte posée sur le rebord de la cuisinière.

– Et l'eau, tu la verrais devant la mer? se dit-elle en tournant la molette du brûleur.

*

Les pneus de la voiture crissèrent dans la courbe, Lucas venait de s'engager dans Pacific Heights et la maison n'était plus qu'à cent mètres. Il annonça fièrement à Zofia qu'au pire elle aurait quinze petites secondes de retard. Il coupa la sirène… et, dans sa cuisine, Reine craqua l'allumette.

L'explosion souffla instantanément toutes les vitres de la maison. Lucas appuya des deux pieds Sur la pédale du frein, la Ford fit une embardée, évitant de justesse la porte d'entrée expulsée au milieu de la rue. Zofia et Lucas se regardèrent, horrifiés, le rez-de-chaussée était la proie des flammes, il leur était impossible de franchir un tel mur de feu. Il était dix-sept heures… juste passées de quelques secondes.

Mathilde avait été projetée au milieu du salon. Autour d'elle, tout était renversé: le petit guéridon gisait sur son côté, le cadre au-dessus de la cheminée s'était brisé en tombant, éparpillant mille éclats de verre sur le tapis. La porte du réfrigérateur pendait sur ses gonds, le grand lustre se balançait, dangereusement accroché au domino des fils électriques. Une âcre odeur de fumée s'infiltrait déjà par les lambourdes du plancher. Mathilde se redressa et passa ses mains sur son visage pour en chasser la poussière du sinistre. Son plâtre était fissuré sur toute sa longueur. Déterminée, elle en écarta les bords et le jeta loin devant elle. Réunissant toutes ses forces, elle prit appui sur le dossier de la chaise renversée et se releva. Elle se faufila en boitant parmi les décombres, toucha la porte d'entrée et, comme celle-ci n'était pas chaude, elle sortit sur le palier et avança jusqu'à la balustrade. Se penchant, elle avisa le chemin qu'elle pourrait se frayer au travers des nombreux foyers de l'incendie, puis entreprit de descendre l'escalier, ignorant les fulgurances dans sa jambe. La température dans le hall était insoutenable, il lui semblait que ses sourcils et ses cheveux allaient s'embraser d'une seconde à l'autre. Devant elle, une poutre incandescente se décrocha du plafond, entraînant dans sa chute une pluie de braises rougeoyantes. Le concert des craquements de bois était assourdissant, l'air qu'elle aspirait lui brûlait les poumons, à chaque inspiration Mathilde s'asphyxiait. La dernière marche réveilla trop vivement sa douleur, elle fléchit et s'étala de tout son long. Au contact du sol, elle profita du peu d'oxygène qui restait dans la pièce. Elle inspira et expira au prix de grands efforts, et recouvra ses esprits. Sur sa droite, le mur était éventré, il lui suffirait de ramper quelques mètres pour sauver sa vie, mais sur sa gauche, à même distance, Reine gisait sur le dos. Leurs regards se croisèrent au travers d'un voile de fumée. D'un geste de la main, Reine lui dit de s'en aller et lui montra le passage.

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