L'homme se gratta l'arrière de la tête en regardant Zofia d'un œil de plus en plus intrigué. Alors que le feu passait au rouge, Lucas appela Zofia.
– Laisse-le là! cria-t-il.
– Qu'est-ce que tu dis?
– Tu m'as très bien entendu! J'ai fait la moitié du chemin pour toi, à ton tour de faire l'autre, vers moi. Laisse-le là où il est!
– Tu es devenu fou?
– Non, logique! J'ai lu dans un magnifique livre de Hilton qu'aimer c'est partager, faire chacun un pas vers l'autre! Tu m'as demandé l'impossible, je l'ai fait pour toi, accepte aussi de renoncer à une part de toi-même. Laisse cet homme là où il est. C'est le petit vieux ou moi!
Le vieil homme tapota l'épaule de Zofia.
– Je ne veux pas vous interrompre, mais vous allez vraiment finir par me mettre en retard avec toutes vos histoires. Allez donc rejoindre votre ami!
Et sans plus attendre, l'homme traversa l'autre moitié de l'avenue.
Zofia retrouva Lucas adossé à la voiture, elle avait le regard triste. Il lui ouvrit la portière, attendit qu'elle s'asseye et prit place derrière le volant, mais la Ford resta immobile.
– Ne me regarde pas comme ça, je suis sincèrement navré de ne pas avoir pu aller jusqu'au bout, dit-il.
Elle inspira profondément pour lui répondre, songeuse:
– Il faut cent ans pour que pousse un arbre, quelques minutes seulement pour le brûler…
– Sûrement, mais où veux-tu en venir?
– Je viendrai vivre dans ta maison, c'est toi qui m'y emmèneras, Lucas.
– Tu n'y penses pas!
– Bien plus que tu ne l'imagines.
– Je ne te laisserai pas faire ça, en aucun cas.
– Je repars avec toi, Lucas, un point c'est tout.
– Tu n'y arriveras pas.
– C'est toi qui m'as dit de ne pas me sous-estimer. C'est un vrai paradoxe, mais les tiens m'accueilleront à bras ouverts! Apprends-moi le mal, Lucas!
Il regarda longuement sa beauté singulière. Perdue dans le silence d'un entre-deux-univers, elle était résolue à un voyage dont elle ignorait la destination mais dont l'intention lui ôtait toute peur. Et, pour la première fois, l'envie devint plus forte que la conséquence, pour la première fois, aimer prenait un sens différent de tout ce qu'elle avait pu imaginer. Lucas reprit la route et roula à vive allure vers les bas quartiers.
*
Surexcité, Blaise décrocha son téléphone et bafouilla qu'on lui passe Président, ou plutôt qu'on le prévienne de sa visite imminente. Il essuya ses mains sur son pantalon et retira la cassette de l'enregistreur. Trottinant vers le fond du couloir aussi vite que ses petites jambes le portaient, Blaise avait vraiment tout du canard. Aussitôt après avoir frappé, Il entra dans le bureau de Président, qui le reçut en levant une main en l'air.
– Tais-toi! Je sais déjà!
– J'avais raison! ne put s'empêcher de clamer l'ineffable Blaise.
– Peut-être! répondit Président d'un air hautain.
Blaise fit un petit saut de contentement et tapa dans son poing de toutes ses forces.
– Vous l'aurez votre échec et mat! jubilait-il d'une voix comblée. Parce que j'avais vu juste, Lucas est un pur génie! Il a converti leur élite à nos desseins, quelle sublime victoire!
Blaise déglutit avant de reprendre:
– Il faut interrompre la procédure immédiatement, mais j'ai besoin de votre signature.
Lucifer se leva pour aller marcher le long de la baie vitrée.
– Mon pauvre Blaise, tu es si bête que, certains jours, je me demande si ta présence ici n'est pas une erreur d'orientation. À quelle heure sera exécuté notre contrat?
– L'explosion aura lieu à dix-sept heures précises, répondit-il en consultant fébrilement sa montre.
… Ce qui leur laissait exactement quarante-deux minutes pour annuler l'opération que Blaise avait savamment préparée.
– Nous n'avons pas une seconde à perdre, Président!
– Nous avons tout le temps, nous assurerons notre victoire sans prendre le moindre risque de rédemption. Nous ne changeons rien à ce qui était prévu… à un détail près…, ajouta Satan en se frottant le menton, nous les ramènerons tous les deux, à cinq heures précises!
– Mais quelle sera la réaction de notre adversaire? demanda Blaise qui cédait à l'affolement.
– Un accident est un accident! Ce n'est quand même pas moi qui ai inventé le hasard, à ce que je sache? Prépare une réception pour leur arrivée, tu n'as que quarante minutes!
*
Le croisement de Broadway et de Colombus Avenue était depuis toujours le lieu de prédilection de tous les vices du genre humain: la drogue, les corps de femmes et d'hommes abandonnés par la vie s'y échangeaient à l'abri des regards indiscrets. Lucas se rangea à l'entrée d'une ruelle étroite et sombre. Sous un escalier délabré une jeune prostituée subissait les brutalités de son souteneur qui lui infligeait une correction magistrale.
– Regarde bien, dit Lucas! Le voilà mon univers, l'autre visage de la nature humaine, celui que tu veux combattre. Va chercher ta part de bonté dans ce tas d'immondices, ouvre tes yeux en grand, sans compromis, tu verras la pourriture, la déchéance, la violence à son état brut. La putain qui meurt devant toi se fait souiller, dérouiller à en crever, sans opposer de résistance à l'homme à qui on l'a vendue. Comme cette Terre, il lui reste quelques instants de vie, quelques frappes encore et elle rendra son âme déchue. Voilà la raison de ce pari terrible qui nous lie. Tu voulais que je t'apprenne le mal, Zofia? Il me suffit d'une leçon pour que toute sa dimension t'appartienne et te compromette pour toujours. Traverse cette ruelle, accepte de ne pas intervenir, tu verras, c'est d'une simplicité déconcertante de ne rien faire; fais comme eux, passe ton chemin devant cette misère, je t'attendrai de l'autre côté; quand tu seras arrivée là-bas, tu auras changé. Ce passage, c'est celui de l'entre-deux-mondes. Sans espoir de retour.
Zofia descendit de la voiture, qui s'éloigna. Elle s'engagea dans une pénombre où chaque pas lui semblait plus lourd. Elle porta son regard au loin et de toutes ses forces elle essaya de résister. Sous ses pieds, la ruelle s'étendait à l'infini en un tapis de détritus épars qui maculaient le pavé tortueux.
Les murs étaient noir-de-gris, elle vit Sarah, la prostituée, accablée par les coups qui pleuvaient en rafales. Sa bouche était meurtrie de multiples blessures dont s'échappait un sang filant, aussi noir que l'abîme, sa tête chancelait, son dos n'était que déchirures, ses côtes craquaient l'une après l'autre sous le déchaînement des violences, mais soudainement elle luttait. Elle luttait pour ne pas tomber, ne pas laisser son ventre à la merci des talonnades qui achèveraient le peu de vie qui lui restait. Le poing lancé sur sa mâchoire envoya sa tête heurter le mur, le choc fut inouï, la résonance à l'intérieur de son crâne, terrible.
Sarah la vit, comme une ultime lueur d'espoir, comme un miracle offert à celle qui croyait en Dieu depuis jamais. Alors Zofia serra les dents, les poings, passa son chemin… et ralentit. Derrière elle, la femme mit un genou à terre, ne trouvant plus la force même de gémir. Zofia ne voyait pas la main de l'homme qui se levait comme un maillet au-dessus de la nuque résignée de la prostituée. Dans un brouillard de larmes, submergée d'une nausée indicible, elle reconnut à l'autre bout de la ruelle l'ombre de Lucas qui l'attendait, les bras croisés.
Elle s'arrêta, son être tout entier se figea et elle hurla son nom. Dans un cri d'une douleur qu'elle ne pouvait imaginer, elle l'appela si fort qu'elle déchira tous les silences du monde, condamna tous les abîmes, le temps d'une fraction de seconde que personne ne vit. Lucas courut jusqu'à elle, la dépassa et saisit l'homme, qu'il envoya rouler à terre. Ce dernier se releva aussitôt et fonça vers lui. La violence de Lucas fut indescriptible et l'homme se disloqua. En se vidant de son sang, il trahissait la tragédie de son arrogance défaite, ultime terreur qu'il emportait dans la mort.