Elle tendit une main franche au détective qui la regardait, étonné, lorsque le beeper accroché à sa ceinture se mit à sonner.
– Je crois bien que l'on vous appelle, dit Pilguez.
Zofia examina le petit appareil à sa ceinture. Au-dessus du chiffre 7, la diode lumineuse ne cessait de clignoter. Pilguez la dévisagea en souriant.
– Ça va jusqu'à 7 chez vous? Votre boulot doit être rudement important, chez nous ça s'arrête à 4.
– C'est la première fois que cette diode s'allume, répondit-elle, troublée. Je vous laisse, je vous prie de m'excuser.
Elle salua les deux hommes, adressa un petit signe à Mathilde qui ne la vit pas et se fraya un chemin vers la porte à travers l'assemblée.
De la table où l'inspecteur Pilguez avait pris sa place, le contremaître s'écria:
– Ne conduisez pas trop vite, à moins de dix mètres de visibilité aucun véhicule n'est autorisé à circuler sur les quais!
Mais Zofia n'entendit pas; remontant sur sa nuque le col de sa veste en cuir, elle courait vers sa voiture. Portière à peine claquée, elle lança le moteur qui démarra au quart de tour. La Ford de service s'ébranla et fonça le long des docks, sirène hurlante. Zofia ne semblait aucunement perturbée par l'opacité du brouillard qui ne cessait de s'intensifier. Elle roulait dans ce décor spectral, se faufilant entre les pieds des grues, slalomant allégrement entre les containers et les machines immobilisées. Quelques minutes lui suffirent pour arriver à l'entrée de la zone d'activité marchande. Elle ralentit au poste de contrôle, même si par ce temps la voie devait être libre. La barrière striée rouge et blanc était levée. Le gardien du quai 80 sortit de sa guérite, mais, dans une telle nuit blanche, il ne vit rien. On ne voyait plus sa propre main tendue. Zofia remontait 3rd Street, longeant la zone portuaire. Après avoir traversé tout le Bassin chinois, 3rd Street bifurquait enfin vers le centre de la ville. Imperturbable, Zofia naviguait dans les rues désertes. A nouveau son beeper retentit. Elle protesta à voix haute.
– Je fais ce que je peux! Je n'ai pas d'ailes et la vitesse est limitée!
Elle avait à peine achevé sa phrase qu'un immense éclair diffusa dans la brume un halo de lumière fulgurant. Un coup de tonnerre d'une violence inouïe éclata, faisant trembler toutes les vitres des façades. Zofia écarquilla les yeux, son pied appuya un peu plus fort sur l'accélérateur, l'aiguille grimpa très légèrement. Elle ralentit pour traverser Market Street, on ne pouvait plus distinguer la couleur du feu, et s'engagea sur Kearny. Huit blocs séparaient encore Zofia de sa destination, neuf si elle se résignait à respecter le sens de circulation des rues, ce qu'elle ferait sans aucun doute.
Dans les rues aveugles, une pluie diluvienne déchirait le silence, de grosses gouttes éclataient sur le pare-brise dans un clapotis assourdissant, les essuie-glaces étaient impuissants à chasser l'eau. Au loin, seule la pointe qui abritait l'ultime étage de la majestueuse Tour pyramidale du Transamerica Building émergeait de l'épais nuage noir qui recouvrait la ville.
*
Vautré dans son fauteuil de première classe, Lucas profitait par le hublot de ce spectacle diabolique mais d'une beauté divine. Le Boeing 767 tournait au dessus de la baie de San Francisco, dans l'attente d'une hypothétique autorisation d'atterrir. Impatient, Lucas tapota sur le beeper accroché à sa ceinture. La diode n° 7 ne cessait de clignoter. L'hôtesse s'approcha pour lui ordonner de l'éteindre et de redresser son dossier: l'appareil était en approche.
– Eh bien, arrêtez donc d'approcher, mademoiselle, et posez-nous ce putain d'avion, je suis pressé!
La voix du commandant de bord grésilla dans les haut-parleurs: les conditions météorologiques au sol étaient relativement difficiles, mais la faible quantité de kérosène dans les réservoirs les obligeait à atterrir. Il demanda à l'équipage navigant de s'asseoir et convoqua le chef de cabine au poste de pilotage. Il raccrocha son micro. La mine forcée de l'hôtesse de l'air de la première classe valait bien un oscar: aucune actrice au monde n'aurait su composer le sourire à la Charlie Brown qu'elle accrocha à la commissure de ses lèvres. La vieille dame assise à côté de Lucas et qui ne parvenait plus à contrôler sa peur agrippa son poignet. Lucas fut amusé par la moiteur de sa main et le léger tremblement qui l'agitait. La carlingue était malmenée par une série de secousses plus violentes les unes que les autres. Le métal semblait souffrir autant que les passagers. Par le hublot on pouvait voir les ailes de l'appareil osciller au maximum de l'amplitude prévue par les ingénieurs de Boeing.
– Pourquoi la chef de cabine est convoquée? demanda la vieille dame, au bord des larmes.
– Pour faire un canard dans le café du commandant de bord! répondit Lucas, rayonnant. Vous avez la trouille?
– Plus que ça, je crois. Je vais prier pour notre salut!
– Ah! mais arrêtez-moi ça tout de suite! Bienheureuse, gardez donc cette angoisse, c'est très bon pour votre santé! L'adrénaline, ça décrasse tout. C'est le déboucheur liquide du circuit sanguin et puis ça fait travailler votre cœur. Vous êtes en train de gagner deux années de vie! Vingt-quatre mois d'abonnement à l'œil, c'est toujours ça de pris, même si à voir votre mine les programmes ne doivent pas être folichons!
La bouche trop sèche pour parler, la passagère essuya d'un revers de la main des gouttes de sueur à son front. Dans sa poitrine le cœur s'était emballé, sa respiration devenait difficile et une multitude de petites étoiles scintillantes venaient troubler sa vue. Lucas, amusé, lui tapota amicalement le genou.
– Si vous fermez bien fort les yeux, et en vous concentrant bien entendu, vous devriez voir la Grande Ourse.
Il éclata de rire. Sa voisine avait perdu connaissance et sa tête retomba sur l'accoudoir. En dépit des violentes turbulences, l'hôtesse se leva. S'agrippant tant bien que mal aux porte-bagages, elle avançait vers la femme évanouie. De la poche de son tablier, elle sortit une petite fiole de sels qu'elle décapsula et promena sous le nez de la vieille dame inconsciente. Lucas la regarda, encore plus amusé.
– Notez que Mamie à des excuses de ne pas bien se tenir, votre pilote n'y va pas de main morte. On se croirait dans des montagnes russes. Dites-moi… ça restera entre nous, promis… votre remède de grand-mère… sur elle… c'est pour soigner le mal par le mal?
Et il ne put réfréner un nouvel éclat de rire. La chef de cabine le dévisagea, outrée: elle ne trouvait rien d'amusant à la situation et le lui fit savoir.
Un trou d'air brutal expédia l'hôtesse vers la porte du poste de pilotage. Lucas lui adressa un large sourire et gifla franchement la joue de sa voisine. Celle-ci sursauta et ouvrit un œil.
– Et la revoilà parmi nous! Ça vous fait combien de Miles ce petit voyage?
Il se pencha à son oreille pour chuchoter:
– N'ayez pas honte, regardez-les autour de nous, ils sont tous en train de prier, c'est d'un ridicule!
Elle n'eut pas le temps de répondre, dans le hurlement assourdissant des moteurs l'avion venait de toucher le sol. Le pilote inversa la poussée des réacteurs et de violentes gerbes d'eau vinrent fouetter la carlingue. L'appareil s'immobilisa enfin. Dans toute la cabine, les passagers applaudissaient les pilotes ou joignaient les mains, remerciant Dieu de les avoir sauvés. Exaspéré, Lucas déboucla sa ceinture de sécurité, leva les yeux au ciel, regarda sa montre et s'avança vers la porte avant.
*
La pluie avait redoublé de force. Zofia gara la Ford le long du trottoir qui bordait la Tour. Elle abaissa le pare-soleil, dévoilant un petit macaron qui arborait les lettres CIA. Elle sortit en courant sous l'ondée, chercha de la monnaie au fond de sa poche et inséra la seule pièce qu'elle avait dans le parcmètre. Puis elle traversa l'esplanade, dépassa les trois portes à tambour qui donnaient accès au hall principal du majestueux édifice pyramidal qu'elle contourna. Une nouvelle fois le beeper vibra à sa ceinture: elle leva les yeux vers le ciel.