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– Vous savez comment Gomez est tombé?

– C'est bien là tout le mystère. Avec un jeune on aurait pu croire à un moment d'inattention. Depuis le temps qu'on entend dire à la télé que les jeunes sont plus cons que les vieux… mais je n'ai pas la télé et le docker était un vieux briscard. Personne ne va gober qu'il a dévissé tout seul sur un barreau.

– Il a pu avoir un malaise?

– Possible aussi, mais reste à savoir pourquoi il aurait eu ce malaise.

– Mais vous avez votre petite idée!.

– J'ai surtout un peu froid, cette saleté d'humidité me rentre jusque dans les os, j'aimerais bien continuer notre conversation mais un peu plus loin. Près de l'escalier qui monte aux bureaux, là-bas il y a comme un microclimat, ça te dérangerait que nous fassions quelques mètres ensemble?

Zofia offrit son bras au vieil homme. Ils s'abritèrent sous la coursive qui longeait la façade. Jules se déplaça de quelques pas pour s'installer juste au-dessous de la seule fenêtre encore allumée à cette heure tardive. Zofia savait que les personnes âgées avaient toutes leurs manies et que pour bien les aimer il fallait savoir ne pas contrarier leurs habitudes.

– Voilà, on est bien ici, dit-il, c'est même là qu'on est le mieux!

Ils s'assirent au pied du mur. Jules lissa les plis de son éternel pantalon au motif prince-de-galles.

– Alors, reprit Zofia, pour Gomez?

– Moi je ne sais rien! Mais si tu écoutes, il est bien possible que cette petite brise nous raconte quelque chose.

Zofia fronça les sourcils, mais Jules posa un doigt sur ses lèvres. Dans le silence de la nuit, Zofia entendit la voix grave de Lucas résonner dans le bureau, juste au-dessus de sa tête.

*

Heurt était assis au bout de la table en formica. Il poussa un petit colis emballé dans du papier kraft devant le directeur des services immobiliers du port. Terence Wallace avait pris place en face de Lucas.

– Un tiers maintenant. Le second viendra lorsque votre conseil d'administration aura voté l'expropriation des docks et le dernier dès que je signerai le mandat de commercIalisation exclusif des terrains, dit le vice-président.

– Nous sommes bien d'accord que vos administrateurs devront se réunir avant la fin de la semaine, ajouta Lucas.

– Le délai est terriblement court, gémit l'homme, qui n'avait pas encore osé saisir le paquet brun.

– Les élections approchent! La mairie sera ravie d'annoncer la transformation d'une zone polluante en résidences proprettes. Ce sera comme un cadeau tombé du ciel! renchérit Lucas en chassant le paquet vers les mains de Wallace. Votre travail ne devrait pas être si compliqué que ça!

Lucas se leva pour s'approcher de la fenêtre qu'il entrebâilla et ajouta:

– Et puisque vous n'aurez bientôt plus besoin de travailler… vous pourrez même refuser la promotion qu'ils vous offriront pour vous remercier de les avoir enrichis…

– Pour avoir trouvé une solution à une crise annoncée! reprit Wallace d'une voix minaudière, en tendant une grande enveloppe blanche à Ed.

– La valeur de chaque parcelle est indiquée dans ce rapport confidentiel, dit-il. Surévaluez les prix de dix pour cent et mes administrateurs ne pourront pas refuser votre offre.

Wallace empoigna son dû et secoua joyeusement le colis.

– Je les aurai tous réunis vendredi au plus tard, ajouta-t-il.

Le regard de Lucas qui s'échappait par la vitre fut attiré par l'ombre légère qui fuyait en contrebas. Lorsque Zofia monta dans sa voiture, il lui sembla qu'elle le regardait droit dans les yeux. Les feux arrière de la Ford disparurent au loin. Lucas baissa la tête.

– Vous n'avez jamais d'états d'âme, Terence?

– Ce n'est pas moi qui vais provoquer cette grève! répondit-il en quittant le bureau.

Lucas refusa qu'Ed le raccompagne et resta seul.

Les cloches de Grace Cathedral sonnèrent minuit. Lucas enfila sa gabardine et glissa ses mains dans les poches. En ouvrant la porte, il caressa du bout des doigts la couverture du petit livre dérobé qui ne le quittait plus. Il sourit, contempla les étoiles et récita:

– Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit… et qu'ils servent de signes pour séparer la lumière des ténèbres.

Dieu vit que cela était bon.

Il y eut un soir, il y eut un matin…

Quatrième Jour

Mathilde avait gémi presque toutes les heures, la douleur n'avait cessé de troubler son sommeil et sa nuit n'avait connu de répit qu'aux premières lueurs du matin. Zofia s'était levée sans faire de bruit, elle s'était habillée et avait quitté l'appartement sur la pointe des pieds. La fenêtre du palier dispensait un joli soleil. En bas de l'escalier elle avait trouvé Reine qui repoussait du pied la porte d'entrée, les bras pleins d'un bouquet de fleurs énorme.

– Bonjour, Reine.

Reine qui serrait une lettre entre ses lèvres ne pouvait répondre, Zofia avança aussitôt pour l'aider. Elle s'empara de l'immense gerbe et la posa sur la console de l'entrée.

– Vous avez été drôlement gâtée, Reine.

– Moi non, mais toi oui! Tiens, le petit mot aussi a l'air d'être pour toi! dit-elle en lui tendant l'enveloppe que Zofia, intriguée, décacheta.

Je vous dois des explications, appelez-moi, s'il vous plaît. Lucas.

Zofia rangea le mot dans sa poche. Reine contemplait les fleurs, mi-admirative, mi-moqueuse.

– Il ne s'est pas foutu de toi, dis donc! Il Y en a près de trois cents, et toutes de variétés différentes! Je n'aurai jamais un vase suffisamment grand!

Miss Sheridan retourna dans son appartement. Zofia lui emboîta le pas, emportant le somptueux bouquet dans ses bras.

– Pose ces fleurs près de l'évier, je te ferai des bouquets à taille humaine, tu les reprendras en rentrant. File, je vois que tu es déjà en retard.

– Merci, Reine, je passerai tout à l'heure.

– Oui, oui, c'est ça, allez ouste, je déteste ne te voir qu'à moitié et ta tête est déjà ailleurs!

Zofia embrassa sa logeuse et quitta la maison. Reine prit cinq vases dans le placard qu'elle aligna sur la table, chercha son sécateur dans le tiroir de la cuisine et commença ses compositions. Elle lorgna sur une longue branche de lilas qu'elle mit de côté. Quand elle entendit le parquet craquer au-dessus de sa tête, elle abandonna son ouvrage pour préparer le petit déjeuner de Mathilde. Quelques instants plus tard, elle montait l'escalier en marmonnant:

– Hôtelière, fleuriste… et puis quoi maintenant? Non mais, je te jure!

Zofia rangea sa voiture devant le Fisher's Deli. Elle reconnut l'inspecteur Pilguez en entrant dans le bar; il l'invita à s'asseoir.

– Comment va notre protégée?

– Elle se rétablit doucement, sa jambe la fait souffrir plus que son bras.

– C'est normal, dit-il, on n'a plus beaucoup de raison de marcher sur les mains ces derniers temps!

– Qu'est-ce qui vous amène par ici, inspecteur?

– La chute du docker.

– Et qu'est-ce qui vous rend d'humeur aussi maussade?

– L'enquête sur la chute du docker! Vous prenez quelque chose? dit Pilguez en se retournant vers le comptoir.

Depuis l'accident de Mathilde, l'établissement assurait un service minimum: en dehors des heures de pointe, il fallait s'armer de patience pour obtenir un café.

– Est-ce que l'on sait pourquoi il est tombé? reprit Zofia.

– La commission d'enquête pense que c'est le barreau de l'échelle qui est en cause.

– C'est plutôt une très mauvaise nouvelle, murmura Zofia.

– Je ne suis pas convaincu par leurs méthodes d'investigation! J'ai eu un petit accrochage avec leur responsable.

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