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Il s'agenouilla devant elle et prit ses mains dans les siennes.

– Zofia, arrête maintenant… Ils n'ont pas réussi à statuer sur le sort du monde en des milliers d'années, tu crois vraiment que nous avions une chance en sept jours? Demain à midi nous serons séparés, ne perdons pas une minute du temps qu'il nous reste. Je connais bien la ville, laisse-moi faire de cette journée notre moment d'éternité.

Il l'entraîna et tous deux descendirent la Cin quième Avenue, en direction de Central Park.

Il l'emmena dans une petite trattoria du Village. Le jardin arrière était désert en cette saison, ils s'y firent servir un déjeuner de fête. Ils remontèrent jusqu'à SoHo, entrèrent dans toutes les boutiques, se changèrent dix fois, abandonnant les vêtements de l'instant précédent aux sans-abri qui erraient sur les trottoirs. À cinq heures, elle eut envie de pluie, il lui fit descendre la rampe d'un parking et l'installa au milieu de la travée. Il alluma son briquet sous une buse anti-incendie et ils remontèrent l'allée main dans la main sous une averse unique. Ils s'enfuirent en courant aux premières sirènes des pompiers. Ils se séchèrent devant la grille d'un gigantesque extracteur d'air et entrèrent s'abriter dans un complexe de cinéma. Qu'importait la fin des films, pour eux, seuls les débuts comptaient; ils changèrent sept fois de salle, sans jamais perdre un seul pop-corn au cours de leurs cavalcades dans les couloirs. Quand ils sortirent, la nuit était déjà tombée sur Union Square. Un taxi les déposa au coin de 57th Street. Ils entrèrent dans un grand magasin qui fermait tard. Lucas choisit un smoking noir, elle opta pour un tailleur à la mode.

– Les relevés ne tombent qu'à la fin du mois! chuchota-t-il à son oreille alors qu'elle hésitait sur une étole.

Ils ressortirent par la Cinquième Avenue et traversèrent le hall du grand palace qui bordait le parc. Ils montèrent jusqu'au dernier étage. Depuis la table qu'on leur attribua, la vue était sublime. Ils goûtèrent à tous les plats qu'elle ne connaissait pas, elle s'attarda sur les desserts.

– Ça ne fait grossir que le surlendemain, dit-elle en choisissant sur le menu le soufflé au chocolat.

Il était onze heures du soir quand ils entrèrent dans Central Park. L'air y était doux. Ils marchèrent le long des chemins bordés de réverbères et s'assirent sur un banc sous un grand saule. Lucas ôta sa veste et couvrit les épaules de Zofia. Elle regarda le petit pont de pierre blanche dont la voûte surplombait l'allée et dit:

– Dans la ville où je voulais t'emmener, il y a un grand mur. Les hommes écrivent des vœux sur des bouts de papier qu'ils glissent entre les pierres. Nul n'a le droit de les enlever.

Un clochard passa dans l'allée, il les salua et sa silhouette disparut dans la pénombre, sous l'arche du petit pont. Il y eut un long moment de silence. Lucas et Zofia regardèrent le ciel, une immense lune ronde diffusait autour d'eux une lumière argentée. Leurs mains se joignirent, Lucas déposa un baiser au creux de la paume de Zofia, il huma le parfum de sa peau et murmura:

– Un seul instant de toi valait toutes les éternités.

Zofia se serra contre lui.

Puis Lucas prit Zofia dans ses bras et, dans la confidence de la nuit, il l'aima tendrement.

*

Jules entra dans l'hôpital. Il avança jusqu'aux ascenseurs sans que personne le remarque, les Anges Vérificateurs savaient se rendre invisibles quand ils le voulaient… Il appuya sur le bouton du quatrième étage. Lorsqu'il passa devant la salle de garde, l'infirmière ne vit pas la silhouette qui avançait dans la pénombre du couloir. Il s'arrêta devant la porte de la chambre, remit bien en place son pantalon en tweed au motif prince-de-galles, frappa doucement et entra sur la pointe des pieds.

Il s'approcha, souleva le voile entourant le lit où Reine dormait et s'assit à son côté. Il reconnut la veste dans la penderie, et l'émotion troubla son regard. Il caressa le visage de Reine.

– Tu m'as tellement manqué, chuchota Jules. C'était long dix ans sans toi.

Il posa un baiser sur ses lèvres et le petit écran vert sur la table de nuit parapha la vie de Reine Sheridan d'un long trait continu.

L'ombre de Reine se leva et ils partirent tous les deux, main dans la main…

*

… Il était minuit dans Central Park et Zofia s'endormait sur l'épaule de Lucas.

Il y eut un soir, il y eut un matin…

Septième Jour

Une fine brise soufflait sur Central Park. La main de Zofia glissa sur le dossier du banc et retomba. Le froid du petit matin la faisait frissonner. Engourdie dans son sommeil, elle resserra le col du manteau sur sa nuque et ramena ses genoux contre elle. La pâleur du jour naissant infiltrait ses paupières closes, elle se retourna. Non loin de là, un oiseau piailla dans un arbre, elle reconnut le cri de la mouette qui s'envolait. Elle s'étira et ses doigts cherchèrent à tâtons la jambe de Lucas. Sa main remonta le long de l'assise en bois sans rien trouver, elle ouvrit les yeux sur la solitude de son réveil.

Elle appela aussitôt, sans que personne lui réponde. Alors elle se leva et regarda autour d'elle. Les allées étaient désertes, la rosée intacte.

– Lucas? Lucas? Lucas?

À chaque appel, sa voix se faisait plus inquiète, plus fragile, plus blessée. Elle tournait sur elle-même, criant le nom de Lucas, à s'en donner le vertige. Quelques bruissements de feuilles témoignaient de la seule présence du petit vent.

Elle avança fébrilement jusqu'au petit pont, les morsures du froid la faisaient grelotter. Elle marcha le long du mur de pierre blanche et trouva la lettre déposée dans un interstice.

Zofia,

Je te regarde dormir et Dieu que tu es belle. Tu te retournes dans cette dernière nuit où tu frissonnes, je te serre contre moi, je pose mon manteau sur toi, j'aurais voulu pouvoir en mettre un sur tous tes hivers. Tes traits sont tranquilles, je caresse ta joue, et, pour la première fois de mon existence, je suis triste et heureux à la fois.

C'est la fin de notre moment, le début d'un souvenir qui durera pour moi l'éternité. Il y avait en chacun de nous tant d'accompli et tant d'inachevé quand nous étions réunis.

Je partirai au lever du jour, je m'éloignerai pas à pas, pour profiter encore de chaque seconde de toi, jusqu'à l'ultime instant. Je disparaîtrai derrière cet arbre pour me rendre à la raison du pire. En les laissant m'abattre, nous sonnerons la victoire des tiens et ils te pardonneront, quelles que soient les offenses. Rentre, mon amour, retourne dans cette maison qui est la tienne et qui te va si bien. J'aurais voulu toucher les murs de ta demeure à l'odeur de sel, voir de tes fenêtres les matins qui se lèvent sur des horizons queje ne connais pas, mais dont je sais qu'ils sont les tiens. Tu as réussi l'impossible, tu as changé une part de moi. Je voudrais désormais que ton corps me recouvre et ne plus jamais voir la lumière du monde autrement que par le prisme de tes yeux.

Là où tu n'existes pas, je n'existe plus. Nos mains ensemble en inventaient une à dix doigts,. la tienne en se posant sur moi devenait mienne, si justement que, lorsque tes yeux se fermaient, je m'endormais.

Ne sois pas triste, personne ne pourra voler nos souvenirs. Il me suffit désormais de fermer mes paupières pour te voir, cesser de respirer pour sentir ton odeur, me mettre face au vent pour deviner ton souffle. Alors écoute: où que je sois, je devinerai tes éclats de rire, je verrai les sourires dans tes yeux, j'entendrai les éclats de ta voix. Savoir simplement que tu es là quelque part sur cette terre sera, dans mon enfer, mon petit coin de paradis.

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