Au milieu du couloir où d'autres enfants jouaient, elle reconnut le petit Thomas. Il lui sourit en la voyant, elle lui rendit son bonjour d'un signe de tendresse et s'avança vers lui. Elle reconnut l'ange qui se tenait à son côté. Elle se figea et Lucas sentit alors la main de Zofia serrer la sienne. L'enfant reprit celle de Gabriel et continua son chemin vers l'autre bout du corridor sans jamais la quitter des yeux. À la porte qui donnait sur le jardin d'automne, le petit garçon se retourna une dernière fois. Il ouvrit sa main en grand et souffla un baiser dans sa paume. Il ferma ses paupières et, tout en sourire, disparut dans la pâle lumière de cette fin de matin. À son tour Zofia ferma les yeux.
– Viens, lui murmura Lucas en l'entraînant. Quand la voiture quitta le parking, elle eut un haut-le-cœur.
– Tu parlais de certains jours où le monde se referme sur nous? dit Zofia. C'est une de ces journées-là.
Ils roulèrent à travers la ville sans se dire un mot. Lucas ne prit aucun raccourci, bien au contraire, les chemins qu'il choisit furent les plus longs. Il roula au bord de l'océan et s'arrêta. Elle l'emmena marcher sur la plage bordée d'écume.
Ils arrivèrent une heure plus tard au pied de la Tour. Zofia tourna trois fois autour du bloc sans trouver une place de stationnement.
– On ne paye pas les PV des voitures volées! dit-il en levant les yeux au ciel. Gare-toi n'importe où!
Zofia se rangea le long du trottoir réservé aux livraisons. Elle se dirigea vers l' entrée est, Lucas lui emboîta le pas. Lorsque la dalle bascula dans la paroi, Lucas eut un mouvement de recul.
– Tu es sûre de ce que tu fais? demanda-t-il, inquiet.
– Non! Suis-moi!
Ils parcoururent les couloirs qui conduisaient au grand hall. Pierre était derrière son comptoir, il se leva en les voyant.
– Tu ne manques pas de culot de l'amener ici! dit-il à Zofia d'un air outré.
– J'ai besoin de toi, Pierre.
– Est-ce que tu sais que tout le monde te cherche et que tous les gardiens de la Demeure sont à vos trousses. Qu'as-tu fait, Zofia?
– Je n'ai pas le temps de t'expliquer.
– C'est bien la première fois que je vois quelqu'un de pressé ici.
– Il faut que tu m'aides, je ne peux compter que sur toi. Je dois me rendre au mont Sinaï, donne-moi l'accès au passage qui y conduit par Jérusalem.
Pierre se frotta le menton en les dévisageant tous les deux.
– Je ne peux pas faire ce que tu me demandes, on ne me le pardonnerait pas. En revanche, dit-il en s'éloignant vers une extrémité du hall, il se pourrait bien que tu aies le temps de trouver ce que tu cherches, pendant que je préviens la sécurité de votre présence ici. Regarde dans le compartiment central de la console.
Zofia se précipita derrière le comptoir déserté par Pierre et en ouvrit tous les tiroirs. Elle choisit la clé qui lui semblait la bonne et entraîna Lucas. La porte dissimulée dans le mur s'ouvrit quand elle introduisit le passe. Elle entendit la voix de Pierre dans son dos.
– Zofia, c'est un passage sans retour, tu sais ce que tu fais?
– Merci pour tout, Pierre!
Il hocha la tête et tira sur une grande poignée qui pendait au bout d'une chaîne, les cloches de Grace Cathedral sonnèrent et Zofia et Lucas eurent à peine le temps de se faufiler dans l'étroit corridor avant que toutes les portes du grand hall ne se referment.
Ils en ressortirent quelques instants plus tard par une ouverture dans la palissade d'un terrain vague.
Le soleil inondait de ses rayons la petite rue bordée d'immeubles de trois ou quatre étages aux façades défraîchies. Lucas prit un air soucieux en regardant autour de lui. Zofia s'adressa au premier homme qui passait près d'elle.
– Vous parlez notre langue?
– J'ai l'air d'un abruti? répondit l'homme en s'éloignant, vexé.
Zofia ne se découragea pas et se rapprocha d'un piéton qui traversait.
– Je cherche…?
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase, l'homme avait déjà rejoint le trottoir d'en face.
– Les gens sont plutôt accueillants pour une ville sainte! dit Lucas, ironique.
Zofia ne fit aucun cas de la réflexion et interpella une troisième personne. L'homme vêtu tout de noir était sans aucun doute un religieux.
– Mon père, demanda-t-elle, pouvez-vous m'in diquer la route du mont Sinaï?
Le prêtre la toisa de pied en cap et s'en alla en haussant les épaules. Adossé à un réverbère, Lucas croisait les bras en souriant. Zofia se retourna vers une femme qui marchait dans sa direction.
– Madame, je cherche le mont Sinaï?
– Vous n'êtes pas très drôle, mademoiselle répondit la passante en s'éloignant.
Zofia avança vers le marchand de salaisons qui arrangeait sa devanture en discutant avec un livreur.
– Bonjour, est-ce que l'un d'entre vous peut m'indiquer comment se rendre au mont Sinaï?
Les deux hommes se regardèrent, intrigués, et reprirent le cours de leur échange sans plus prêter la moindre attention à Zofia. En traversant la rue, elle manqua de se faire renverser par un automobiliste qui klaxonna vivement en la frôlant.
– Ils sont absolument charmants, dit Lucas à voix basse.
Zofia tourna sur elle-même à l'affût d'une quelconque assistance. Elle sentit la colère l'envahir, elle saisit une cagette vide au pied de l'étal du marchand, descendit sur la chaussée pour se planter au milieu du carrefour, grimpa sur sa petite estrade improvisée et, mains sur les hanches, hurla:
– Est-ce que quelqu'un ici voudrait bien me prêter attention une petite minute, j’ai une question importante à poser!
La rue se figea et tous les regards convergèrent vers elle. Cinq hommes qui passaient en cortège se rapprochèrent et dirent à l'unisson:
– Quelle est la question? Nous avons une réponse!
– Je dois me rendre au mont Sinaï, c'est une urgence!
Les rabbins formèrent un cercle autour d'elle. Ils se consultèrent tour à tour, échangeant avec force gestes leur avis sur la direction la plus appropriée à indiquer. Un homme de petite taille se faufila entre eux pour s'approcher de Zofia.
– Suivez-moi, dit-il, j'ai une voiture, je peux vous conduire.
Il se dirigea immédiatement vers une vieille Ford garée à quelques mètres de là. Lucas abandonna son lampadaire et se joignit à l'équipage.
– Dépêchez-vous, ajouta l'homme en ouvrant les portières, il fallait dire tout de suite que c'était une urgence.
Lucas et Zofia prirent place à l'arrière et la voiture démarra en trombe. Lucas regarda autour de lui, fronça à nouveau les sourcils et se pencha à l'oreille de Zofia:
– Il serait plus sage de se coucher sur la banquette, ce serait trop bête de se faire repérer si près du but.
Zofia n'avait aucune envie de discuter. Lucas se tassa et elle posa sa tête sur ses genoux. Le conducteur jeta un coup d'œil dans son rétroviseur, Lucas lui rendit un large sourire.
La voiture roulait à vive allure, chahutant ses passagers. Une demi-heure plus tard, elle pila à un carrefour.
– Le mont Sinaï vous vouliez, au mont Sinaï vous voilà! dit l'homme en se retournant, ravi.
Zofia se redressa, très étonnée, le chauffeur lui tendait la main.
– Déjà? Je croyais que c'était beaucoup plus loin.
– Eh bien, c'était beaucoup plus près! répondit le conducteur.
– Pourquoi me tendez-vous la main?
– Pourquoi? dit-il en haussant le ton. De Brooklyn à 1470 Madison Avenue, ça fait vingt dollars, voilà pourquoi!
Zofia regarda par la fenêtre en écarquillant les yeux. La grande façade du Mont Sinaï Hospital de Manhattan se dressait devant elle.
Lucas soupira.
– Je suis désolé, je ne savais pas comment te le dire.
Il régla le chauffeur et entraîna Zofia qui ne disait plus mot. Elle tituba jusqu'au petit banc sous l'abri d'autobus et s'assit, hébétée.
– Tu t'es trompée de mont Sinaï, tu as pris la clé de la petite Jérusalem de New York, dit Lucas.