Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Vous avez une étrange conception des choses.

Zofia s'intéressa plus attentivement aux propos de Lucas lorsqu'il dit d'un ton grave qu'il fallait être honnête lorsque l'on qualifiait le mal et le bien. L'ordonnancement des mots intrigua Zofia. Lucas avait cité à plusieurs reprises le mal avant le bien… d'ordinaire les gens faisaient l'inverse.

Une idée traversa son esprit. Elle le soupçonna d'être un Ange Vérificateur venu contrôler le bon déroulement de sa mission. Elle en avait souvent rencontré sur des opérations moins ambitieuses. Plus Lucas parlait, plus l'hypothèse lui semblait vraisemblable, tant il était provocateur. Achevant son neuvième beignet, il annonça, la bouche à moitié pleine, qu'il adorerait la revoir. Zofia sourit. Il régla la note et tous deux sortirent.

Sur le parking désert, Lucas leva la tête.

– Un peu frais mais sublime ciel, n'est-ce pas?

Elle avait accepté son invitation à dîner pour le lendemain. Si, par le plus grand des hasards, tous deux travaillaient pour la même maison, celui qui avait voulu la tester serait servi: elle comptait bien s'en donner à cœur joie. Zofia reprit sa voiture et rentra chez elle.

Elle se gara devant la maison et prit garde de ne pas faire de bruit en gravissant le perron. Aucune lumière ne traversait l'entrée, la porte de Reine Sheridan était close.

Avant d'entrer dans la maison elle leva les yeux, il n'y avait ni nuage ni étoile au firmament.

Il y eut un soir, il y eut un matin…

Deuxième Jour

Mathilde s'était éveillée à l'aube. On l'avait descendue au cours de la nuit dans une chambre où l'ennui perçait déjà. Depuis quinze mois, l'hyperactivité avait été son seul remède pour se guérir des scories d'une autre vie où le cocktail malin de désespoirs et de drogues avait presque eu raison d'elle. Le néon qui grésillait au-dessus de sa tête lui rappelait les longues heures passées à lutter contre le manque, qui en son temps corrompait ses entrailles en indicibles algies. Mémoire de jours dantesques où Zofia, qu'elle appelait son ange gardien, devait retenir ses mains. Pour survivre, elle mutilait son corps, le griffait à s'en arracher la peau pour inventer de nouvelles blessures qui dilueraient les châtiments insoutenables des plaisirs révolus.

Il lui semblait parfois ressentir encore à l'arrière de son crâne le lancinement des hématomes, conséquence des multiples coups qu'elle s'assenait au fond des nuits abandonnées à des souffrances ultimes. Elle regarda le creux de son coude, les stigmates des piqûres s'en étaient effacés semaine après semaine, signe de rédemption. Seul un ultime petit point violacé subsistait encore au trait d'une veine, comme un rappel de là où la mort lente était entrée. Zofia poussa la porte de sa chambre.

– Juste à temps, dit-elle en déposant un bouquet de pivoines sur la table de nuit.

– Pourquoi juste à temps? demanda Mathilde.

– J'ai vu ta tête en entrant, la météo de ton moral avait l'air de virer au variable, tendance orage. Je vais aller demander un vase aux infirmières.

– Reste auprès de moi, dit Mathilde d'une voix effacée.

– Les pivoines sont presque aussi impatientes que toi, elles ont besoin de beaucoup d'eau, ne bouge pas, je reviens.

Seule dans sa chambre, Mathilde contemplait les fleurs. De son bras valide, elle caressa les corolles soyeuses. Les pétales de pivoine avaient la texture d'un pelage de chat, Mathilde adorait les félins. Zofia interrompit sa rêverie en revenant, les bras chargés d'un seau.

– C'est tout ce qu'elles avaient; ce n’est pas tres grave, ce ne sont pas des fleurs snobs.

– Ce sont mes préférées.

– Je sais.

– Comment tu as fait pour en trouver en cette saison?

– Secret!

Zofia contempla la jambe plâtrée de son amie puis l'attelle qui immobilisait son bras. Mathilde surprit son regard.

– Tu n'y es pas allée de main morte avec ton briquet! Qu'est-ce qu'il s'est passé exactement là-bas? Je ne me souviens de presque rien. Nous parlions, tu t'es levée, moi pas, et puis ensuite un immense trou noir.

– Non… une fuite de gaz dans le faux plafond de l'office! Combien de temps devras-tu rester ici?

Les médecins auraient accepté de laisser Mathilde sortir dès le lendemain, mais elle n'avait pas les moyens de faire appel à une assistance à domicile et son état la privait de toute autonomie. Lorsque Zofia s'apprêta à repartir, Mathilde fondit en larmes.

– Ne me laisse pas ici, cette odeur de désinfectant me rend folle. J'ai assez payé, je te le jure. Je n'y arriverai plus. J'ai tellement la trouille de replonger que je fais semblant d'avaler les calmants qu'ils me donnent. Je sais que je suis un poids pour toi, mais sors-moi de là, Zofia, maintenant!

Zofia retourna au chevet de son amie et lui caressa le front pour chasser les spasmes de chagrin qui agitaient son corps. Elle lui promit de faire de son mieux pour trouver une solution, au plus vite. Elle repasserait la voir en fin de soirée.

En sortant de l'hôpital, Zofia fila vers les docks, sa journée était chargée. Le temps passait vite: elle avait une mission à accomplir, et quelques protégés qu’il n'était pas question d'abandonner. Elle partit rendre visite à son vieil ami errant. Jules avait quitté le monde sans avoir jamais identifié le chemin qui l’avait conduit sous l'arche n° 7 où il avait élu domicile non fixe… Juste une série de terribles mauvais tours que la vie lui avait joués. Une compression de personnel avait marqué le terme de sa carrière. Une simple lettre était venue lui annoncer qu'il ne faisait plus partie de la grande compagnie qui avait été toute son existence.

À cinquante-huit ans on est encore très jeune… et même si les sociétés de cosmétiques juraient qu'à l'approche de la soixantaine la vie était encore devant soi pour peu que l'on prenne soin de son capital esthétique, leurs propres départements de ressources humaines n'en étaient que peu convaincus lorsqu'ils réévaluaient le plan de carrière de leurs cadres. C'est ainsi que Jules Minsky s'était retrouvé au chômage. Un agent de sécurité avait confisqué son badge à l'entrée de l'immeuble où il avait passé plus de temps que dans sa propre maison. Sans lui adresser une seule parole, l'homme en uniforme l'avait accompagné jusqu'à son bureau. Sous les regards silencieux de ses collègues, il avait dû ranger ses affaires. Par un jour de pluie sinistre, Jules s'en était allé, un petit carton sous le bras pour unique bagage, après trente-deux années de fidèles servitudes.

La vie de Jules Minsky, statisticien et féru de mathématiques appliquées, se résumait pourtant en une arithmétique très imparfaite: addition de weekends passés sur des dossiers au détriment de sa propre vie; division subie au profit du pouvoir de ceux qui l'employaient (on était fier de travaIller pour eux, on formait une grande famille où chacun avait son rôle à jouer à condition de tenir sa place); multiplication d'humiliations et d'idées ignorées par quelques autorités illégitimes aux pouvoirs inégalement acquis; soustraction, enfin, du droit de finir sa carrière dans la dignité. Semblable à la quadrature du cercle, l'existence de Jules se réduisait à une équation d’insolubles iniquités.

Au cours de son enfance, Jules aimait à traîner près de la décharge de ferraille où une presse immense compressait les carcasses des vieilles voitures. Pour chasser les solitudes qui hantèrent ses nuits, il avait souvent imaginé la vie du jeune cadre nanti qui avait ruiné la sienne en 1'«évaluant» bon pour la casse. Ses cartes de crédit s'étaient effacées à l'automne, son compte en banque n'avait pas survécu à l'hiver, il avait quitté sa maison au printemps. L'été suivant, il avait sacrifié un immense amour en emportant sa fierté dans un dernier voyage. Sans même s'en rendre compte, le dénommé Jules Minsky, cinquante-huit ans, était revenu élire domicile non fixe sous l'arche n°7 du quai 80 du port marchand de San Francisco. Il pourrait bientôt y fêter dix années de belles étoiles. Il se plaisait à raconter à qui pouvait l'entendre que, le jour de son grand départ, il ne s'était vraiment rendu compte de rien.

13
{"b":"103661","o":1}