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Elle salua Pierre et se dirigea vers l'ascenseur qui conduisait au dernier étage. Quand les portes s'ouvrirent, elle demanda à voir Michaël. L'hôtesse était désolée, le jour oriental était levé et son parrain œuvrait à l'autre bout du monde.

Elle hésita, et demanda si Monsieur était disponible.

– En principe oui, mais là, ça risque d'être un peu difficile.

La réceptionniste ne put résister à l'envie de répondre à l'air intrigué de Zofia.

– À vous je peux bien le dire! Monsieur a un dada, un hobby si vous préférez: les fusées! Il en raffole! L'idée que les hommes en envoient plein dans le ciel le rend hilare. Il ne rate jamais un départ, Il s'enferme dans son bureau, allume tous ses écrans et personne ne peut plus Lui parler. Je ne vous cache pas que ça devient un peu problématique depuis que les Chinois s'y sont mis eux aussi!

– Et il y a un lancement en ce moment? demanda Zofia, impassible.

– Sauf problème technique, le décollage est prévu dans 37 minutes et 24 secondes! Vous voulez que je Lui laisse un message, c'était important?

– Non, ne Le dérangez pas, j'avais juste une question, je reviendrai.

– Où serez-vous un peu plus tard? Quand je laisse des mémos incomplets, j'ai toujours droit à une petite réflexion en coin.

– Je vais probablement aller marcher sur les quais, enfin, je crois. Alors, bonne nuit occidentale, ou bon jour oriental, comme vous préférez!

Zofia quitta la Tour. Une fine pluie tombait, elle marcha sans se presser jusqu'à sa voiture et reprit le volant en direction du quai 80, cet autre endroit de la ville qui était son refuge.

Elle eut envie d'air pur, de voir des arbres, et prit la direction du nord. Elle entra dans le Golden Gate Park par la voie Martin Luther King qu'elle remonta jusqu'au lac central. Le long de la petite route, les réverbères dessinaient des myriades de halos dans la nuit étoilée. Ses phares éclairèrent la petite cabane en bois où les promeneurs viennent louer des barques les jours de beau temps. Le parking était désert, elle y laissa la Ford et marcha jusqu'à un banc sous un lampadaire, où elle s'assit. Poussé par une brise légère, un grand cygne blanc dérivait sur l'eau les yeux clos, passant près d'une grenouille endormie sur un nénuphar. Zofia soupira.

Elle Le vit arriver au bout de l'allée. Monsieur marchait d'un pas nonchalant, les mains dans les poches. Il enjamba le petit grillage et coupa par la pelouse, évitant les massifs de fleurs. Il s'approcha et s'assit à côté d'elle.

– Tu as demandé à me voir?

– Je ne voulais pas vous déranger, Monsieur

– Tu ne me déranges jamais. Tu as un problème?

– Non, une question.

Les yeux de Monsieur s'éclairèrent un peu plus encore.

– Alors je t'écoute, ma fille.

– Nous passons notre temps à prêcher l'amour, mais nous les anges, nous ne disposons que de théories. Alors, Monsieur, qu'est-ce vraiment que l'amour sur terre?

Il regarda le ciel et prit Zofia sous son épaule.

– Mais c'est la plus belle chose que j'aie inventée! L'amour c'est une parcelle d'espoir, le renouvellement perpétuel du monde, le chemin de la terre promise. J'ai créé la différence pour que l'humanité cultive l'intelligence: un monde homogène aurait été triste à mourir! Et puis la mort n'est qu'un moment de la vie pour celui ou celle qui a su aimer et être aimé.

Du bout du pied, Zofia traça fébrilement un rond dans le gravier.

– Mais le Bachert, c'est une histoire vraie?

Dieu sourit et lui prit la main.

– Belle idée, n'est-ce pas? que celui qui trouve son autre moitié devienne plus abouti que l'humanité tout entière. Ce n'est pas l'homme qui est unique en soi – si je l'avais voulu ainsi, je n'en aurais créé qu'un; c'est lorsqu'il commence à aimer qu'il le devient. La création humaine est peut-être imparfaite, mais rien n'est plus parfait dans l'univers que deux êtres qui s'aiment.

– Alors je comprends mieux maintenant, dit Zofia en traçant une ligne droite juste au milieu de son cercle.

Il se leva, remit ses mains dans les poches et s'apprêtait à partir quand Il posa sa main sur la tête de Zofia et lui dit d'une parole douce et complice:

– Je vais te confier un grand secret, la seule et unique question que je me pose depuis le premier jour: Est-ce vraiment moi qui ai inventé l'amour, ou est-ce l'amour qui m'a inventé?

S'éloignant d'un pas léger, Dieu regarda son reflet dans l'eau et Zofia l'entendit grommeler:

– Monsieur par-ci, Monsieur par-là, il faut vraiment que je me trouve un prénom dans cette maison… déjà qu'ils me vieillissent avec cette barbe…

Il se retourna et demanda à Zofia:

– Que penserais-tu de Houston comme prénom?

Interloquée, Zofia le regarda partir, ses sublimes mains étaient croisées dans son dos, il continuait de marmonner tout seul.

– Monsieur Houston, peut-être… Non… Houston, c'est parfait!

Et la voix s'éteignit derrière le grand arbre.

Zofia resta seule un long moment. La grenouille juchée sur son nénuphar la regardait fixement, elle coassa par deux fois. Zofia se pencha et lui dit:

– Quoi, quoi?!

Zofia se leva, rejoignit sa voiture et quitta le Golden Gate Park. Sur la colline de Nob Hill, un clocher sonnait onze coups.

*

Les roues avant s'arrêtèrent de tourner à quelques centimètres du rebord, la calandre de l'Aston Martin surplombait l'eau. Lucas descendit et laissa la portière ouverte. Il posa son pied droit sur le parechocs arrière, soupira profondément et renonça. Il s'éloigna de quelques pas, sentant tourner sa tête. Il se pencha au-dessus de l'eau et vomit.

– Ça n'a pas l'air d'aller bien fort!

Lucas se releva et dévisagea le vieux clochard qui lui tendait une cigarette.

– Des brunes, un peu fortes mais vu la circonstance, dit Jules.

Lucas en prit une, Jules avança son briquet, la flamme éclaira leurs deux visages un court instant. Il inhala une profonde bouffée et toussa aussitôt.

– Elles sont bonnes, dit-il en lançant le mégot au loin.

– L'estomac dérangé? demanda Jules.

– Non! répondit Lucas.

– Alors, une contrariété peut-être!

– Et vous Jules, comment va votre jambe?

– Comme le reste, elle boite!

– Alors remettez donc votre bandage avant que ça s'infecte, dit Lucas en s'éloignant.

Jules le regarda se diriger vers les vieux bâtiments à une centaine de mètres de là. Lucas grimpait les marches de l'escalier piqué de rouille et avançait sur la coursive qui longeait la façade au premier étage. Jules lui cria:

– Cette contrariété, elle serait plutôt brune ou blonde?

Mais Lucas n'entendit pas. La porte du seul bureau à la fenêtre éclairée se referma sur lui.

*

Zofia n'avait aucune envie de rentrer chez elle. En dépit du plaisir d'héberger Mathilde, une part d'intimité lui manquait. Elle marchait sous la vieille tour en brique rouge qui dominait les quais déserts. La pendule incrustée dans le chapiteau conique sonna la demi-heure. Elle s'approcha de la bordure du quai. La proue du vieux cargo tanguait dans la lumière d'une lune à peine délayée d'un léger voile de brume.

– Je l'aime bien, moi, ce rafiot, on a le même âge! Lui aussi grince quand il bouge, il est encore plus rouillé que moi!

Zofia se retourna et sourit à Jules.

– Je n'ai rien contre lui, dit-elle, mais, si ses échelles étaient en meilleur état, je l'aimerais encore plus.

– Le matériel n'y est pour rien dans cet accident.

– Comment le savez-vous?

– Les murs des docks ont des oreilles, des petits bouts de mot par-ci forment des petits bouts de phrase par-là…

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