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Quand Blaise s'assit à la place que Zofia venait d'abandonner, Lucas serra les poings.

– Alors, comment vont nos affaires? dit-il, jovial.

– Qu'est-ce que vous foutez là? demanda Lucas d'une voix qui ne cherchait nullement à cacher son irritation.

– Je suis responsable de la communication interne et externe, alors je viens un peu communiquer… avec vous!

– Je n'ai aucun compte à vous rendre!

– Lucas, Lucas, allons! Qui parle de comptabilité? Je viens simplement m'inquiéter de la santé de mon poulain, et, à ce que j'ai vu, il a l'air de se porter à merveille.

Blaise se fit aussi mielleux que faussement amical.

– Je savais que vous étiez brillant, mais là, je dois avouer que je vous avais sous-estimé.

– Si c'est tout ce que vous aviez à me dire, je vous invite à prendre congé!

– Je l'ai regardée pendant que vous la berciez de vos sérénades, et je dois reconnaître qu'au moment du dessert j'étais impressionné! Parce que là, mon vieux, ça frise le génie!

Lucas scruta Blaise attentivement, cherchant à décrypter ce qui pouvait rendre hilare ce parfait abruti.

– La nature n'a pas été très heureuse avec vous, Blaise, mais ne désespérez pas. Il y aura bien un jour chez nous une pénitente qui aura commis quelque chose de suffisamment grave pour être condamnée à passer quelques heures dans vos bras!

– Ne soyez pas faussement modeste, Lucas, j'ai tout compris et j'approuve. Votre intelligence me surprendra toujours.

Lucas se retourna pour demander d'un signe de la main qu'on lui porte l'addition. Blaise s'en empara et tendit une carte de crédit au maître d'hôtel.

– Laissez, c'est pour moi!

– Où voulez-vous en venir exactement? demanda Lucas en reprenant l'addition des doigts moites de Blaise.

– Vous pourriez m'accorder plus de confiance. Dois-je vous rappeler que c'est grâce à moi que cette mission vous a été confiée? Alors ne jouons pas aux imbéciles puisque nous savons très bien tous les deux!

– Que savons-nous? dit Lucas en se levant.

– Qui elle est!

Lucas se rassit lentement et dévisagea Blaise.

– Et qui est-elle?

– Mais elle est l'autre, mon cher… votre autre!

La bouche de Lucas s'entrouvrit légèrement, comme si l'air se raréfiait soudain. Blaise enchaîna:

– Celle qu'ils ont envoyée contre vous. Vous êtes notre démon, elle est leur ange, leur élite.

Blaise se pencha vers Lucas, qui fit un mouvement en arrière.

– Ne soyez pas dépité comme ça, mon vieux, enchaîna-t-il, c'est mon métier de tout savoir. Je me devais bien de vous féliciter. La tentation de l'ange n'est plus une victoire pour notre camp, c’est un triomphe! Et c'est bien de cela qu'il s'agit, n'est-ce pas?…

Lucas avait senti une pointe d’apprehension dans la dernière question de Blaise.

– N'est-ce pas votre métier que de tout savoir, mon vieux? ajouta Lucas avec une ironie mêlée de colère.

Il quitta la table. Alors qu'il traversait la salle, il entendit la voix de Blaise:

– J'étais aussi venu vous dire de rallumer votre portable. On vous cherche! La personne que vous avez approchée ces dernières heures souhaiterait beaucoup pouvoir conclure un accord ce soir.

L'ascenseur se referma sur Lucas. Blaise avisa l'assiette de dessert inachevée, il se rassit et trempa son doigt moite dans le chocolat.

*

La voiture de Zofia filait le long de Van Ness Avenue, sur son passage tous les feux passaient au vert. Elle alluma le poste de radio et chercha une fréquence rock. Ses doigts frappaient le volant au gré des percussions, ils tapaient intensément, de plus en plus fort, jusqu'à ce que la douleur envahisse les phalanges. Elle bifurqua dans Pacific Heights et vint se ranger sans ménagement devant la petite maison.

Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient éteintes. Zofia monta vers l'étage. Lorsqu'elle posa son pied sur la troisième marche de l'escalier, la porte de Miss Sheridan s'entrouvrit. Zofia suivit le rai de lumière qui filait à travers la pénombre jusque dans l'appartement de Reine.

– Je t'avais prévenue!

– Bonsoir, Reine.

– Assieds-toi donc près de moi, tu me diras plutôt bonsoir en repartant. Quoique, à voir ta mine, il est possible qu'on se dise plutôt bonjour à ce moment-là.

Zofia s'approcha du fauteuil. Elle s'assit sur la moquette et posa sa tête sur l'accoudoir. Reine lui caressa les cheveux avant de prendre la parole:

– Tu as une question, j'espère? Parce que, moi, j'ai une réponse!

– Je suis bien incapable de vous dire ce que je ressens.

Zofia se leva, avança vers la fenêtre et souleva le voile. La Ford semblait dormir dans la rue. Reine reprit:

– Loin de moi l'idée d'être indiscrète. Enfin, à l'impossible, nul n'est tenu! À mon âge, le futur rétrécit à vue d'œil, et quand on est presbyte comme je le suis, il y a de quoi s'inquiéter. Alors chaque jour qui passe, je regarde devant moi, avec la fâcheuse impression que la route va s'arrêter à la pointe de mes chaussures.

– Pourquoi dites-vous ça, Reine?

– Parce que je connais ta générosité, et ta pudeur aussi. Pour une femme de mon âge, les joies, les tristesses de ceux qu'on aime sont comme des kilomètres gagnés dans la nuit qui s'annonce. Vos espoirs, vos envies nous rappellent qu'après nous le chemin continue, que ce que nous avons faIt de notre vie a eu un sens, même infime… un tout petit bout de raison d'être. Alors maintenant, tu vas me dire ce qui ne va pas!

– Je ne sais pas!

– Ce que tu ressens s'appelle le manque!

– Il y a tant de choses que j'aimerais pouvoir vous dire.

– Ne t'inquiète pas, je les devine…

Reine souleva doucement le menton de Zofia de la pointe du doigt.

– Réveille-moi donc ton sourire; il suffit d'une minuscule graine d'espoir pour planter tout un champ de bonheur… et d'un peu plus de patience pour lui laisser le temps de pousser.

– Vous avez aimé quelqu'un, Reine?

– Tu vois toutes ces vieilles photos dans ces albums, eh bien, elles ne servent strictement à rien! La plupart des gens qui sont dessus sont déjà morts depuis longtemps et, pourtant, elles sont très importantes pour moi. Sais-tu pourquoi?… Parce que je les prises! Si tu savais comme je voudrais que mes jambes m'emmènent encore une fois là-bas! Profite, Zofia! Cours, ne perds pas de temps! Nos lundis sont parfois éreintants, nos dimanches maussades, mais Dieu que le renouvellement de la semaine es doux.

Reine ouvrit la paume de sa main, prit l'index de Zofia et lui fit parcourir le trait de sa ligne de vie.

– Sais-tu ce qu'est le Bachert, Zofia?

Zofia ne répondit pas, la voix de Reine se fit plus douce encore:

– Écoute bien, c'est la plus belle histoire du monde: le Bachert est la personne que Dieu t'a destinée, elle est l'autre moitié de toi-même, ton vrai amour. Alors, toute l'intelligence de ta vie sera de la trouver… et, surtout, de la reconnaître.

Zofia regarda Reine en silence. Elle se leva, lui déposa un baiser plein de tendresse sur le front et lui souhaita bonne nuit. Avant de sortir, elle se retourna pour lui demander une dernière chose:

– Il y a un de vos albums que j'aimerais beaucoup voir.

– Lequel? Tu les as tous parcourus une bonne dizaine de fois!

– Le vôtre, Reine.

Et la porte se referma doucement sur elle.

Zofia gravit les marches. Sur son palier elle se ravisa, reprit l'escalier sans faire de bruit et réveilla la vieille Ford. La ville était presque déserte. Elle descendit California Street. Un feu la força à marquer l'arrêt devant l'entrée de l'immeuble où elle avait dîné. Le voiturier lui fit un petit signe amical de la main, elle détourna la tête et regarda Chinatown qui s'ouvrait à sa gauche. Quelques blocs plus bas, elle rangea sa voiture le long du trottoir, traversa le parvis à pied, apposa sa main sur la paroi est de la Tour pyramidale et entra dans le hall.

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