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– Tu dînes avec petit Lu? questionna Mathilde.

– Il a téléphoné?!

– Non! Pas le moins du monde.

– Alors comment le sais-tu?

– Comme ça!

Zofia se retourna, posa ses mains sur ses hanches et fit face à Mathilde, l'air très déterminé.

– Tu as deviné comme ça, que je dînais avec Lucas?

– Sauf à me tromper, il me semble que ce que tu tiens dans ta main droite s'appelle du mascara, et dans ta gauche un pinceau à blush.

– Je ne vois vraiment pas le rapport!

– Tu veux que je te donne un indice? dit Mathilde d'un ton ironique.

– Tu m'en verrais absolument ravie! répondit Zofia, légèrement agacée.

– Tu es ma meilleure amie depuis plus de deux ans…

Zofia inclina la tête de côté. Le visage de Mathilde s'illumina d'un sourire généreux.

– … c'est la première fois que je te vois te maquiller!

Zofia se retourna vers le miroir sans répondre. Mathilde prit nonchalamment le supplément des programmes de télévision et en recommença la lecture pour la sixième fois de la journée.

– Nous n'avons pas la télé! dit Zofia en étalant délicatement du doigt un peu de brillant à lèvres.

– Ça tombe bien, j'ai horreur de ça! répondit Mathilde du tac au tac en tournant la page.

Le téléphone sonna dans le sac que Zofia avait laissé sur le lit de Mathilde.

– Veux-tu que je décroche? lui demanda-t-elle d'une voix innocente.

Zofia se précipita sur le fourre-tout et plongea dedans. Elle prit l'appareil et s'éloigna à l'autre bout de la pièce.

– Non, tu ne veux pas! grommela Mathilde en attaquant la grille des programmes du lendemain.

Lucas était désolé, il avait pris du retard et il ne pouvait pas passer la chercher. Une table leur était réservée à vingt heures trente au dernier étage de l'immeuble de la Bank of America sur California Street. Le restaurant trois étoiles qui surplombait la ville offrait une magnifique vue du Golden Gate. Zofia le rejoindrait là-bas. Elle raccrocha, gagna le coin cuisine et se pencha à l'intérieur du réfrigérateur. Mathilde entendit la voix caverneuse de son amie lui demander:

– Qu'est-ce qui te ferait plaisir? J'ai un peu de temps pour te préparer à dîner.

– Une «omelette-salade-yaourt».

Plus tard, Zofia attrapa son manteau dans la penderie, embrassa Mathilde et referma doucement la porte de l'appartement.

Elle s'installa au volant de la Ford. Avant de démarrer, elle abaissa le pare-soleil et se regarda quelques secondes dans le miroir de courtoisie. La moue dubitative, elle releva sa vitre et tourna la clé de contact. Lorsque la voiture disparut au bout de la rue, le voile à la fenêtre de Reine retomba doucement sur la vitre.

Zofia abandonna son véhicule à l'entrée du parking et remercia le voiturier en livrée rouge qui lui tendait un ticket.

– J'aimerais bien être celui avec qui vous allez dîner! dit le jeune homme.

– Merci beaucoup, dit-elle, écarlate et ravie.

La porte tambour virevolta et Zofia apparut dans le hall. Après la fermeture des bureaux, seuls le bar au rez-de-chaussée et le restaurant panoramique au dernier étage restaient ouverts au public. Elle se dirigeait d'un pas assuré vers l'ascenseur, lorsqu'elle ressentit une singulière sensation de sécheresse envahir sa bouche. Pour la première fois, Zofia avait soif. Elle consulta l'heure à sa montre. Comme elle avait dix minutes d'avance, elle avisa le comptoir en cuivre derrière la vitrine du café et changea de direction. Elle s'apprêtait à y entrer lorsqu'elle reconnut le profil de Lucas, attablé, en pleine conversation avec le directeur des services immobiliers du port. Elle recula, troublée, et retourna vers l'ascenseur.

Quelque temps plus tard, Lucas se laissait guider par le maître d'hôtel jusqu'à la table où Zofia l'attendait. Elle se leva, il baisa sa main et l'invita à s'asseoir face à la vue.

Au cours du dîner, Lucas posa cent questions auxquelles Zofia répondait par mille autres. Il appréciait le menu gastronomique, elle ne touchait à aucun plat, écartant délicatement la nourriture aux quatre coins de l'assiette. Les interruptions du serveur leur semblaient durer d'éternelles minutes. Quand il s'approcha encore, muni d'un ramasse-miettes qui ressemblait à une faucille barbue, Lucas vint s'asseoir à côté de Zofia et souffla d'un grand coup sur la nappe.

– Voilà, c'est propre maintenant! Vous pouvez nous laisser, merci beaucoup! dit-il au garçon.

La conversation reprit aussitôt. Le bras de Lucas trouva appui sur le dossier de la banquette, Zofia ressentit la chaleur de sa main, si proche de sa nuque.

Le garçon s'avança à nouveau, au courroux de Lucas. Il déposa devant eux deux cuillères et un fondant au chocolat. Il fit tourner l'assiette pour la leur présenter, se redressa droit comme un piquet et annonça fièrement son contenu.

– Vous avez bien fait de le préciser, dit Lucas, agacé, on aurait pu confondre avec un soufflé aux carottes!

Le garçon s'éloigna discrètement. Lucas se pencha vers Zofia.

– Vous n avez rien mangé.

– Je mange très peu, répondit-elle en baissant la tête.

– Goûtez, pour me faire plaisir, le chocolat est un morceau de paradis en bouche.

– Et un enfer pour les hanches! reprit-elle.

Il ne lui laissa pas le choix, trancha le fondant, porta une cuillerée jusqu'à la bouche de Zofia et déposa le chocolat chaud sur sa langue. Dans la poitrine de Zofia, les battements sourdaient plus fort et elle cacha sa peur au fond des yeux de Lucas.

– C'est chaud et froid en même temps, c'est doux, dit-elle.

Le plateau que portait le sommelier s'inclina légèrement, le verre à cognac glissa. Quand il heurta la pierre au sol, il éclata en sept morceaux, tous identiques. La salle se tut, Lucas toussota et Zofia brisa le silence.

Elle avait encore deux questions à poser à Lucas, mais elle voulut qu'il lui promette d'y répondre sans détour, et il promit.

– Que faisiez-vous en compagnie du directeur immobilier du port?

– C'est étrange que vous me demandiez cela.

– On avait dit sans détour!

Lucas regarda fixement Zofia, elle avait posé sa main sur la table, la sienne s'en approcha.

– C'était un rendez-vous professionnel, comme la dernière fois.

– Ce n'était pas une vraie réponse, mais vous anticipez ma seconde question. Quel est votre métier? Pour qui travaillez-vous?

– Nous pourrions dire que je suis en mission.

Les doigts de Lucas pianotèrent fébrilement sur la nappe.

– Quel genre de mission? reprit Zofia.

Les yeux de Lucas abandonnèrent Zofia un instant, un certain regard avait détourné son attention: au fond de la salle, il venait de reconnaître Blaise, le sourire malin au coin des lèvres.

– Qu'y a-t-il? demanda-t-elle. Vous ne vous sentez pas bien?

Lucas était métamorphosé. Zofia reconnaissait à peine celui qui avait partagé cette soirée riche de sentiments inédits.

– Ne me posez aucune question, dit-il. Allez au vestiaire, prenez votre manteau et rentrez chez vous. Je vous contacterai demain, je ne peux rien vous expliquer maintenant, j'en suis désolé.

– Qu'est-ce qui vous prend? dit-elle, le visage interdit.

– Partez, maintenant!

Elle se leva et traversa la salle. Les moindres bruits venaient à ses oreilles: le couvert qui tombe, les verres qui s'entrechoquent, le vieux monsieur qui s'essuie la lèvre supérieure d'un mouchoir presqu’aussi vieux que lui, la femme mal habillée qui regarde la pâtisserie dévorée d'envie, l'homme d'affaires qui joue son propre rôle en lisant un journal, sur le chemin entre les tables ce couple qui ne parie plus depuis qu'elle s'est levée. Elle pressa le pas, enfin les portes de l'ascenseur se refermèrent. Tout en elle n'était plus qu'émotions contredites.

Elle courut jusqu'à la rue où le vent la saisit. Dans la voiture qui s'enfuyait, il n'y avait plus qu'elle et un frisson de mélancolie.

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