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Le concile durait depuis plus de deux heures. Les repercussions de la chute de Gomez au fond de la cale du Valparaiso prenaient des proportions inquiétantes. L'homme était toujours en réanimation. Toutes les heures, Manca téléphonait à l'hôpital pour s'enquérir de son état: les médecins réservaient encore leur diagnostic. Si le calier venait à décéder, personne ne pourrait plus contrôler la colère qui grondait sourdement sur les quais. Le chef du syndicat de la côte ouest s'était déplacé pour assister à la réunion. Il se leva pour se resservir une tasse de café. Zofia en profita pour quitter discrètement la salle où se tenaient les débats. Elle sortit du bâtiment et s'éloigna de quelques pas pour se cacher derrière un container. A l'abri des regards indiscrets, elle composa un numéro. L'annonce du répondeur était brève: «Lucas», suivait immédiatement le bip.

– C'est Zofia, je suis libre ce soir, rappelez-moi pour me dire comment nous nous retrouverons. À tout à l'heure.

En raccrochant, elle regarda son téléphone portable et, sans vraiment savoir pourquoi, elle sourit.

À la fin de l'après-midi, les délégués avaient reporté à l'unanimité leur décision. Il leur faudrait du temps pour y voir plus clair. La commission d'enquête ne publierait son expertise sur les causes du drame que tard dans la nuit et le San Francisco Memorial Hospital attendait également le bilan médical du matin à venir pour se prononcer sur les chances de survie du docker. En conséquence, la séance fut levée et reportée au lendemain. Manca convoquerait les membres du bureau dès qu'il aurait reçu les deux rapports, et une assemblée générale se tiendrait aussitôt après.

Zofia avait besoin de prendre le grand air. Elle s'accorda quelques minutes de répit pour marcher le long du quai. À quelques pas, la proue rouillée du Valparaiso se balançait au bout de ses amarres, le navire était enchaîné comme un animal de mauvais augure. L'ombre du grand cargo se reflétait par intermittence sur les nappes huileuses qui ondulaient au gré du clapot. Le long des coursives, des hommes en uniforme allaient et venaient, s'activant à toutes sortes d'inspections. Le commandant du vaisseau les observait, appuyé à la balustrade de sa vigie. À en juger par la façon dont il lança sa cigarette par-dessus bord, il y avait fort à craindre que les heures à venir ne soient encore plus troubles que les eaux dans lesquelles le mégot s'étiola. La voix de Jules rompit la solitude du lieu que les mouettes ébréchaient de leurs cris.

– Ça ne donne pas envie de faire un plongeon, n'est-ce pas? Sauf si c'est le grand!

Zofia se retourna et le détailla tendrement. Ses yeux bleus étaient usés, sa barbe insolente, ses vêtements défraîchis, mais le dénuement n'ôtait rien à son charme. Chez cet homme, l'élégance se portait au fond du cœur. Jules avait enfoui ses mains dans les poches de son vieux pantalon de tweed aux motifs à carreaux.

– C'est du prince-de-galles, mais je crois qu'il y a pas mal de temps que le prince s'est fait la malle.

– Et votre jambe?

– Disons qu'elle tient toujours à côté de l'autre et que ce n'est déjà pas si mal.

– Vous avez fait refaire le pansement?

– Et toi, comment vas-tu?

– Un petit mal de tête, cette réunion n'en finissait plus.

– Un peu mal au cœur aussi?

– Non, pourquoi?

– Parce qu'aux heures auxquelles tu traînes par ici ces derniers temps, je doute que ce soit pour venir prendre le soleil.

– Ça va, Jules, j'avais juste envie d'un peu d'air frais.

– Et le plus frais que tu aies trouvé, c'est autour d'un bassin qui pue le poisson crevé. Mais je suppose que tu dois avoir raison: tu vas très bien!

Les hommes qui inspectaient le vieux bateau descendirent par l'échelle de coupée. Ils entrèrent dans deux Ford noires (dont les portières ne firent aucun bruit en se refermant), qui roulèrent lentement vers la sortie de la zone portuaire.

– Si tu pensais prendre ta journée de congé demain, n'y compte plus! J'ai bien peur qu'elle ne soit encore plus chargée que d'habitude.

– Je le crains aussi.

– Alors, où en étions-nous? reprit Jules.

– Aù moment où j'allais me disputer avec vous pour vous emmener refaire votre pansement! Restez là, je vais chercher ma voiture.

Zofia ne lui laissa pas le loisir d'argumenter et s'éloigna.

– Mauvaise joueuse! bougonna-t-il dans sa barbe.

Après avoir raccompagné Jules, Zofia fit route vers son appartement. Elle conduisait d'une main et cherchait son portable de l'autre. Il devait encore se cacher au fond de son grand sac et, comme elle ne le trouvait pas… le premier feu passa au rouge. A l'arrêt, elle retourna le fourre-tout sur le siège à sa droite et prit le combiné au milieu du désordre.

Lucas avait laissé un message, il passerait la prendre en bas de chez elle à sept heures et demie. Elle consulta sa montre, il lui restait exactement quarante-sept minutes pour rentrer embrasser Mathilde et Reine et se changer. Une fois n'étant pas coutume… elle se pencha, ouvrit la boîte à gants et posa son gyrophare bleu sur la plage avant. Sirène hurlante, elle remonta 3rd Street à vive allure.

*

Lucas s'apprêtait à quitter son bureau. Il prit la gabardine accrochée sur un cintre au portemanteau et la passa sur ses épaules. Il éteignit la lumière et la ville apparut en noir et blanc derrière la baie vitrée. Il allait refermer la porte lorsque le téléphone se mit à grelotter. Il retourna sur ses pas pour prendre l'appel. Ed l'informa que le rendez-vous qu'il avait sollicité aurait lieu à dix-neuf heures trente précises. Dans la pénombre, Lucas griffonna l'adresse sur un morceau de papier.

– Je vous téléphonerai dès que j'aurai trouvé un terrain d'entente avec notre interlocuteur.

Lucas raccrocha sans plus de civilités et s'approcha de la vitre. Il regardait les rues qui s'étendaient en contrebas. De cette hauteur, les files de lumières blanches et rouges délinéées par les feux de voitures dessinaient une immense toile d'araignée qui scintillait dans la nuit. Lucas plaqua son front contre le carreau, une auréole de buée se forma devant sa bouche, au centre, un petit point de lumière bleue clignotait. Au loin, un gyrophare remontait vers Pacific Heights. Lucas soupira, mit les mains dans les poches de son manteau et sortit de la pièce.

*

Zofia coupa la sirène et rangea le gyrophare; il y avait une place devant la porte de la maison, elle s'y gara aussitôt. Elle grimpa l'escalier quatre à quatre et entra dans son appartement.

– Ils sont nombreux à te poursuivre? demanda Mathilde.

– Pardon?

– Tu n'es presque pas du tout essoufflée, si tu voyais ta tête!

– Je vais me préparer, je suis très en retard! Comment s'est passée ta journée?

– À l'heure du déjeuner, j'ai fait un petit sprint avec Carl Lewis, c'est moi qui l'ai battu!

– Tu t'es beaucoup ennuyée?

– Soixante-quatre voitures sont passées dans ta rue, dont dix-neuf vertes!

Zofia revint vers elle et s'assit au pied du lit.

– Je ferai mon possible pour rentrer plus tôt demain.

Mathilde jeta un œil en coin à la pendulette posée sur le guéridon et hocha la tête.

– Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas…

– Je sors ce soir, mais je ne rentrerai pas tard. Si tu ne dors pas, on pourra parler, dit Zofia en se levant.

– Toi ou moi? murmura Mathilde en la regardant disparaître dans la penderie.

Elle reparut dix minutes plus tard dans le salon. Une serviette entourait ses cheveux mouillés, une autre sa taille encore humide. Elle posa une petite trousse en tissu sur le rebord de la cheminée et s'approcha du miroir.

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