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Lucas sursauta et releva la tête, il fixa le voiturier qui le détaillait d'un air étrange.

– Pourquoi me regardez-vous comme ça?

– Vous restiez sans bouger dans votre voiture depuis cinq bonnes minutes, alors je me disais…

– Qu'est-ce que vous vous disiez?

– J'ai cru que vous ne vous sentiez pas bien, surtout quand vous avez posé votre tête sur le volant.

– Eh bien, ne croyez pas, ça vous évitera des tas de déceptions!

Lucas sortit de son coupé et lança les clés au jeune homme. Quand les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, il tomba nez à nez avec Elizabeth, qui se pencha vers lui pour lui dire bonjour. Lucas fit aussitôt un pas en arrière.

– Vous m'avez déjà salué ce matin, Elizabeth, dit Lucas en faisant la grimace.

– Vous aviez raison pour les escargots, c'est délicieux! Bonne journée!

Les portes de la cabine s'ouvrirent sur le neuvième étage, et elle disparut dans le couloir.

Ed accueillit Lucas à bras ouverts.

– C'est une bénédiction de vous avoir rencontré, mon cher Lucas!

– On peut appeler cela comme ça, dit Lucas en refermant la porte du bureau.

Il avança vers le vice-président et s'installa dans un fauteuil. Heurt agita le San Francisco Chronicle.

– Nous allons faire de grandes choses ensemble.

– Je n'en doute pas.

– Vous n'avez pas l'air d'aller bien?

Lucas soupira. Ed ressentit l'exaspération de Lucas. Il secoua à nouveau joyeusement la page du journal où figurait le papier d'Amy.

– Formidable, l'article! Je n'aurais pas fait mieux.

– Il est déjà publié?

– Ce matin! Comme elle me l'avait promis. Elle est délicieuse cette Amy, n'est-ce pas? Elle a dû y travailler toute la nuit.

– Quelque chose comme ça, oui.

Ed pointa du doigt la photo de Lucas.

– Je suis idiot, j'aurais dû vous remettre une photo de moi avant le rendez-vous, mais tant pis, vous êtes très bien vous aussi.

– Je vous remercie.

– Vous êtes certain que tout va bien, Lucas?

– Oui, monsieur le président, je vais très bien!

– Je ne sais pas si mon instinct me trompe, mais vous avez l'air un peu bizarre.

Ed déboucha le carafon en cristal, servit un verre d'eau à Lucas et ajouta d'un air faussement compatissant:

– Si vous aviez des soucis, même d'ordre personnel, vous pouvez toujours vous confier à moi. Nous sommes une grande maison mais avant tout une grande famille!

– Vous vouliez me voir, monsieur le président?

– Appelez-moi Ed!

Extatique, Heurt commenta son dîner de la veille qui s'était déroulé au-delà de toutes ses espérances. Il avait instruit ses collaborateurs de son intention de fonder au sein du groupe un nouveau département qu'il baptiserait: Division Innovations. Le but de cette nouvelle unité serait de mettre en œuvre des outils commerciaux inédits pour conquérir de nouveaux marchés. Ed en prendrait la tête: cette expérience serait pour lui comme une cure de jouvence. L'action lui manquait. À l'heure où il lui parlait, plusieurs sous-directeurs se réjouissaient déjà à l'idée de former la nouvelle garde rapprochée du futur président. Décidément, Judas ne vieillirait jamais… il savait même être pluriel, pensa Lucas. Poursuivant son exposé, Heurt conclut qu'une petite concurrence avec son associé ne pourrait pas faire de mal, bien au contraire, un apport d'oxygène est toujours bénéfique.

– Vous partagez cette opinion avec moi, Lucas?

– Tout à fait, répondit-il en hochant la tête.

Lucas était aux anges: les intentions de Heurt allaient bien au-delà de ses espérances et laissaient présager la réussite de son projet. Au 666 Market Street, l'air du pouvoir ne tarderait pas à se raréfier. Les deux hommes discutèrent de la réaction d'Antonio. Il était plus que probable que son associé s'oppose à ses nouvelles idées. Il fallait un coup d'éclat pour lancer sa division, mais mettre au point une opération d'envergure n'était pas une chose aisée et demandait beaucoup de temps, rappela Heurt. Le vice-président rêvait d'un marché prestigieux qui légitimerait le pouvoir qu'il voulait conquérir. Lucas se leva et posa le dossier qu'il tenait sous le bras devant Ed. Il l'ouvrit pour en extraire un épais document:

La zone portuaire de San Francisco s'étendait sur de nombreux kilomètres, bordant pratiquement toute la côte est de la ville. Elle était en perpétuelle mutation. L'activité des docks survivait, au grand regret du monde immobilier qui avait pourtant bataillé ferme pour l'extension du port de plaisance et la transformation des terrains de front de mer, les plus prisés de la ville. Les petits voiliers avaient trouvé un ancrage dans une seconde marina, victoire des mêmes promoteurs qui avaient réussi à déplacer leur bataille un peu plus au nord. La création de cette unité résidentielle avait fait l'objet de toutes les convoitises des milieux d'affaires, et les maisons qui bordaient l'eau s'étaient arrachées à prix d'or. Plus avant, on avait aussi construit de gigantesques terminaux qui accueillaient les immenses paquebots. Les flots de passagers qu'ils déversaient suivaient une promenade récemment aménagée qui les conduisait au quai 39. La zone touristique avait donné naissance à une multitude de commerces et de restaurants. Les multiples activités des quais étaient source de gigantesques profits et d'âpres batailles d'intérêts. Depuis dix ans, les directeurs immobiliers de la zone portuaire se succédaient au rythme de un tous les quinze mois, signe indicateur des guerres d'influence qui ne cessaient de se dérouler autour de l'acquisition et de l'exploitation des rives de la cité.

– Où voulez-vous en venir? demanda Ed.

Lucas sourit malicieusement et déplia un plan: sur le cartouche on pouvait lire «Port de San Francisco, Docks 80».

– À l'attaque de ce dernier bastion!

Le vice-président voulait un trône, Lucas lui offrait un sacre!

Il se rassit pour détailler son projet. La situation des docks était précaire. Le travail, toujours dur, était souvent dangereux, le tempérament des dockers fougueux. Une grève pouvait s'y propager plus vite qu'un virus. Lucas avait déjà fait le nécessaire pour que l'atmosphère y soit explosive.

– Je ne vois pas en quoi cela nous sert, dit Ed en bâillant.

Lucas reprit d'un air détaché:

– Tant que les entreprises de logistique et de fret paient leurs salaires et leurs loyers, personne n'ose les déloger. Mais cela pourrait changer assez vite. Il suffirait d'une nouvelle paralysie de l'activité.

– La direction du port n'ira jamais dans cette direction. Nous allons rencontrer beaucoup trop de résistances.

– Cela dépend des courants d'influence, dit Lucas.

– Peut-être, reprit Heurt en dodelinant de la tête, mais, pour un projet de cette envergure, il nous faudrait des appuis tout au sommet.

– Ce n'est pas à vous qu'il faut expliquer comment on tire les ficelles du lobbying! Le directeur immobilier du port est à deux doigts d'être remplacé. Je suis certain qu'une prime de départ l'intéresserait au plus haut point.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez!

– Ed, vous auriez pu inventer la colle au dos des enveloppes qui circulent sous les tables!

Le vice-président se redressa dans son fauteuil, ne sachant pas s'il devait se sentir flatté par cette remarque. En se dirigeant vers la porte, Lucas apostropha son employeur:

– Dans la chemise bleue, vous trouverez aussi une fiche d'informations détaillées sur notre candidat à une riche retraite. Il passe tous ses week-ends au lac Tahoe, il est criblé de dettes. Débrouillez-vous pour m'obtenir au plus vite un rendez-vous avec lui. Imposez un lieu très confidentiel, et laissez-moi faire le reste.

Heurt compulsa nerveusement les folios du dossier. Il regarda Lucas, médusé, et fronça les sourcils.

– À New York, vous faisiez de la politique?

La porte se referma.

L'ascenseur était sur le palier, Lucas le laissa repartir à vide. Il sortit son portable, l'alluma et composa fébrilement le numéro de sa messagerie vocale. «Vous n'avez pas de nouveau message», répéta par deux fois la voix aux intonations de robot. Il raccrocha et fit rouler la molette de son téléphone jusqu'à afficher la petite enveloppe texto: elle était vide. Il coupa l'appareil et entra dans la cabine. Quand il ressortit dans le parking, il s'avoua que quelque chose qu'il n'arrivait pas à identifier le troublait: un infime battement au creux de sa poitrine qui résonnait jusque dans ses tempes.

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