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Lucas la regarda, fasciné.

– Vous faites vraiment tout ça?

– Oui!

– Mais pourquoi?

Zofia ne répondit pas. Lucas avala la dernière gorgée de son café pour retrouver un semblant de contenance, puis il en commanda un autre. Il prit tout son temps pour le boire et tant pis si le breuvage était devenu froid, tant pis si le gris du ciel virait au sombre. Il aurait voulu que cette conversation ne s'arrête pas, pas déjà, pas maintenant. Il proposa à Zofia de faire quelques pas au bord de l'eau. Elle resserra le col de son pull autour de son cou et se leva. Elle le remercia pour le gâteau, c'était la première fois qu'elle goûtait au chocolat et elle en découvrait la saveur incroyable. Lucas lui dit qu'il croyait bien qu'elle se moquait de lui, mais, à l'expression joyeuse que la jeune femme lui adressa, il sut qu'elle ne lui mentait pas. Une autre chose le dérouta bien plus encore: à cet instant précis, Lucas lut l'indicible au fond des yeux de Zofia – elle ne mentait jamais! Pour la toute première fois, le doute le pénétra et il en resta bouche bée.

– Lucas, je ne sais pas ce que j'ai dit, mais, en l'absence d'araignée, vous prenez un risque énorme!

– Pardon?

– Si vous gardez la bouche ouverte comme ça, vous allez finir par gober une mouche!

– Vous n'avez pas froid? dit Lucas en se redressant, droit comme un bâton.

– Non, ça va, mais si nous nous mettons en marche ça ira encore mieux.

La grève était presque déserte. Un immense goéland semblait courir sur l'eau à la recherche de son envol. Ses pattes s'arrachèrent aux flots, soulevant quelque écume à la crête des vagues. L'oiseau s'éleva enfin, fit un lent virage et s'éloigna indolemment dans le rai de lumière qui traversait la couche de nuages. Les claquements d'ailes se fondirent dans le clapot du ressac. Zofia se courba, luttant contre le vent qui soufflait par bourrasques en étrillant le sable. Un léger frisson parcourut son corps. Lucas ôta sa veste pour la lui déposer sur les épaules. L'air chargé d'embruns venait fouetter ses joues. Son visage s'éclaira d'un immense sourire, comme un ultime rempart au rire qui la gagnait, un rire sans prétexte, sans raison apparente.

– Pourquoi riez-vous? demanda Lucas, intrigué.

– Je n'en ai pas la moindre idée.

– Alors ne vous arrêtez surtout pas, cela vous va vraiment bien.

– Ça va bien à tout le monde.

Une fine pluie se mit à tomber, creusant la plage de mille petits cratères.

– Regardez, dit-elle, on dirait la Lune, vous ne trouvez pas?

– Si, un peu!

– Vous avez l'air triste tout à coup.

– Je voudrais que le temps s'arrête.

Zofia baissa les yeux et avança.

Lucas se retourna pour marcher face à elle. Il continua sa progression à reculons, précédant les pas de Zofia qui s'amusait à poser méticuleusement les pieds dans ses traces.

– Je ne sais pas comment dire ces choses-là, reprit-il d'un air d'enfant.

– Alors ne dites rien.

Le vent chassa les cheveux de Zofia devant son visage, elle les repoussa en arrière. Une fine mèche s'était enchevêtrée dans ses longs cils.

– Je peux? dit-il en avançant la main.

– C'est drôle, vous avez l'air timide tout à coup.

– Je ne m'en rendais pas compte.

– Alors ne vous arrêtez surtout pas… cela vous va vraiment bien.

Lucas se rapprocha de Zofia et l'expression de leurs deux visages changea. Elle ressentit au creux de la poitrine quelque chose qu'elle ne possédait pas: un infime battement qui résonnait jusqu'à ses tempes.

Les doigts de Lucas tremblaient délicatement, retenant la promesse d'une caresse fragile qu'il déposa sur la joue de Zofia.

– Voilà, dit-il en délivrant ses yeux.

Un éclair déchira le ciel obscurci, le tonnerre retentit et une pluie lourde vint s'abattre sur eux.

– J'aimerais vous revoir, dit Lucas.

– Moi aussi, un peu plus au sec peut-être, mais moi aussi, répondit Zofia.

Il prit Zofia sous son épaule et l'entraîna en courant vers le restaurant. La terrasse en bois blanchi avait été abandonnée. Ils s'abritèrent sous l'auvent en tuiles d'ardoise et regardèrent ensemble l'eau qui débordait de la gouttière. Sur la balustrade, la mouette gourmande se moquait bien de l'averse et les dévisageait. Zofia se pencha et ramassa un quignon de pain trempé. Elle l'essora et le lança au loin. Le volatile s'enfuit vers le large, la gueule pleine.

– Comment vous reverrai-je? demanda Lucas.

– De quel univers venez-vous?

Il hésita.

– Quelque chose comme l'enfer!

Zofia hésita à son tour, elle le détailla et sourit.

– C'est ce que disent souvent ceux qui ont vécu à Manhattan quand ils arrivent ici.

Le temps virait à la tempête, maintenant il fallait presque hurler pour s'entendre. Zofia prit la main de Lucas et dit d'une voix douce:

– D'abord vous me contacterez. Vous prendrez de mes nouvelles, et au cours de la conversation vous proposerez un rendez-vous. Là, je vous répondrai que j'ai du travail, que je suis occupée; alors vous suggérerez une autre date et je vous dirai que celle-ci convient parfaitement, car, justement, je viendrai d'annuler quelque chose.

Un nouvel éclair zébra le ciel devenu noir. Sur la plage le vent soufflait désormais en rafales. Ce temps avait des airs de fin du monde.

– Vous ne voudriez pas que l'on se mette plus à l'abri? demanda Zofia.

– Comment allez-vous? dit Lucas pour seule réponse.

– Bien! Pourquoi? répondit-elle, étonnée.

– Parce que j'aurais voulu vous inviter à passer l'après-midi avec moi… mais vous n'êtês pas libre, vous avez du travail, vous êtes occupée. Peut-être qu'un dîner ce soir serait parfait?

Zofia sourit. Il ouvrit son manteau pour l'abriter et l'entraîna ainsi vers la voiture. La mer démontée abordait le trottoir désert. Lucas fit traverser Zofia. Il lutta pour ouvrir la portière plaquée par les assauts du vent. Le bruit assourdissant de la tempête s'étouffa dès qu'ils furent à l'abri et ils reprirent la route sous une pluie battante. Lucas déposa Zofia devant un garage, comme elle le lui avait demandé. Avant de la quitter, il consulta sa montre. Elle se pencha à sa fenêtre.

– J'avais un dîner ce soir, mais j'essaierai de l'annuler, je vous téléphonerai sur votre portable.

Il sourit, démarra et Zofia le suivit du regard, jusqu'à ce que la voiture disparaisse dans le flot de Van Ness Avenue.

Elle alla payer la recharge de sa batterie et les frais de remorquage de sa voiture. Lorsqu'elle s'en gagea dans Broadway, l'orage était passé. Le tunnel débouchait directement au cœur du quartier chaud de la ville. À un passage clouté, elle repéra un pickpocket qui s'apprêtait à fondre sur sa victime. Elle se rangea en double file, sortit de la Ford et courut vers lui.

Elle interpella sans ménagement l'homme, qui recula d'un pas: son attitude était menaçante.

– Très mauvaise idée, dit Zofia en pointant du doigt la femme à l'attaché-case qui s'éloignait.

– T'es flic?

– La question n'est pas là!

– Alors, barre-toi, connasse!

Et il courut à toute vitesse vers sa proie. Alors qu'il approchait d'elle, sa cheville dévissa et il s'étala de tout son long. La jeune femme qui avait grimpé dans un Cablecar (*Le tramway de San Francisco) ne se rendit compte de rien. Zofia attendit qu'il se relève pour rejoindre son véhicule.

En ouvrant la portière, elle se mordit la lèvre inférieure, mécontente d'elle-même. Quelque chose avait interféré avec ses intentions. L'objectif était atteint, mais pas comme elle l'aurait voulu: raisonner l'agresseur n'avait pas suffi. Elle reprit la route et se rendit vers les docks.

*

– Dois-je aller garer votre voiture, monsieur?

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