Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Zofia ressortit du dressing quelques minutes plus tard. Elle était vêtue d'un jean et d'un pull à grosses mailles, elle se présenta devant son amie, en quête inavouée d'un éventuel compliment. Mathilde lui jeta un regard et replongea dans sa lecture.

– Qu'est-ce qui ne va pas? Les couleurs jurent? C'est ce jean, non? demanda Zofia.

– On en reparlera quand tu te seras rincé les cheveux, dit Mathilde en feuilletant les pages des programmes de télévision.

Zofia se contempla dans le miroir posé sur la cheminée. Elle ôta son chandail et retourna, les épaules basses, vers la salle de bains.

– C'est bien la première fois que je te vois te préoccuper de la façon dont tu es habillée… Essaie de me raconter qu'il ne te plaît pas, que ce n'est pas ton genre d'homme, qu'il est trop «grave»… juste pour voir comment tu le dirais! ajouta Mathilde.

Un petit grattement sur la porte précéda l'entrée de Reine. Elle avait les bras chargés d'un panier de legumes frais et d'une boîte en carton dont le joli ruban trahissait le contenu gourmand.

– On dirait que le temps n'arrive pas à décider de sa tenue aujourd'hui, dit-elle en rangeant les gâteaux sur une assiette.

– On dirait qu'il n'est pas le seul, renchérit Mathilde.

Reine se retourna quand Zofia sortit de la salle de bains, les cheveux très en volume cette fois. Elle acheva de boutonner son pantalon et d'ajuster les lacets de ses tennis.

– Tu sors? questionna Reine.

– J'ai un déjeuner, répondit Zofia en déposant un baiser sur sa joue.

– Je vais tenir compagnie à Mathilde. Si elle veut bien de moi! Et même si ça l'ennuie d'ailleurs parce que je m'ennuie encore plus qu'elle, toute seule en bas.

Une série de coups de klaxon retentit dans la rue.

Mathilde se pencha à la vitre.

– On est bien mardi! dit Mathilde.

– C'est lui? demanda Zofia, restant en retrait de la fenêtre.

– Non, c'est Federal Express! Ils livrent leurs colis en Porsche cabriolet maintenant. Depuis qu'ils ont recruté Tom Hanks, ils ne reculent plus devant rien!

La sonnette retentit deux fois. Zofia embrassa Reine et Mathilde, sortit de l'appartement et descendit rapidement l'escalier.

Installé au volant, Lucas releva sa paire de lunettes de soleil et lui adressa un généreux sourire. À peine Zofia avait-elle refermé sa portière que le coupé s'élançait à l'assaut des collines de Pacific Heights. La voiture entra dans Presidio Park, elle le traversa et s'engagea sur la bretelle qui conduisait au Golden Gate. De l'autre côté de la baie, les collines de Tiburon émergeaient péniblement de la brume.

– Je vous emmène déjeuner au bord de l'eau! hurla Lucas dans le vent. Les meilleurs crabes de la région! Vous aimez le crabe, n'est-ce pas?

Par politesse, Zofia acquiesça. L'avantage quand on ne se sustente pas, c'est que l'on peut choisir sans aucune difficulté ce que l'on ne va pas manger.

L'air était doux, l'asphalte défilait en un trait continu sous les roues de la voiture et la musique que jouait la radio était enchanteresse. L'instant présent ressemblait à s'y méprendre à un morceau de bonheur, qu'il ne restait plus qu'à partager. La voiture quitta la voie rapide pour une petite route, dont les lacets se déroulaient jusqu'au port de pêche de Sausalito. Lucas se rangea sur le parking face à la jetée. Il fit le tour du véhicule et ouvrit la portière de Zofia.

– Si vous voulez bien me suivre.

Il lui tendit le bras et l'aida à s'extraire de l'habitacle. Ils marchèrent sur le trottoir qui bordait la mer. De l'autre côté de la rue, un homme était tiré en laisse par un magnifique golden retriever au pelage couleur sable. En passant à leur hauteur, il regarda Zofia et s'encastra de plein fouet dans le réverbère.

Elle voulut traverser aussitôt pour lui porter assistance, mais Lucas la retint par le bras: ce genre de chien était spécialisé dans les sauvetages. Il l'entraîna à l'intérieur de l'établissement. L'hôtesse prit deux menus et les guida à une table en terrasse. Lucas invita Zofia à prendre place sur la banquette qui faisait face à la mer. Il commanda un vin blanc pétillant. Elle prit un bout de pain pour le lancer à une mouette perchée sur la balustrade qui la guettait du regard. L'oiseau attrapa le morceau au vol et s'élança vers le ciel, traversant la baie à grands coups d'aile.

À quelques kilomètres de là, sur l'autre rive, Jules arpentait les quais. Il s'approcha du bord et envoya d'un coup de pied sec un caillou ricocher par sept fois avant de le regarder sombrer. Il enfouit ses mains dans les poches de son vieux pantalon de tweed et regarda le trait de la berge opposée qui se découpait sur l'eau. Son air était aussi troublé que les flots, son humeur aussi houleuse. La voiture de l'inspecteur Pilguez qui quittait le Fisher's Deli et remontait sirène hurlante vers la ville le tira de ses pensées. Une rixe avait viré à l'émeute dans Chinatown, et toutes les unités étaient appelées en renfort. Jules fronça les yeux. Il grommela et retourna sous son arche. Assis sur une cagette en bois, il réfléchit: quelque chose le contrariait. Une feuille de journal qui volait dans le vent se posa dans une flaque, juste devant lui. Elle s'imbiba d'eau et, petit à petit, la photo de Lucas au verso apparut en transparence. Jules n'aimait pas du tout le frisson qui venait de lui parcourir l'échine.

*

La serveuse déposa sur la table une marmite fumante qui débordait de pinces de crabe. Lucas servit Zofia et jeta un bref coup d'œil aux plastrons qui accompagnaient le rince-doigts. Il lui en offrit un, qu'elle refusa, Lucas renonça également à s'en attacher un autour du cou.

– Je dois avouer que la bavette n'est pas un accessoire très seyant. Vous ne mangez pas? demanda-t-il.

– Je ne crois pas, non.

– Vous êtes végétarienne!

– L'idée de manger des animaux me semble toujours un peu bizarre.

– C'est dans l'ordre des choses, il n'y a rien de bizarre à cela.

– Un peu, quand même, si!

– Mais toutes les créatures de la terre en mangent d'autres pour survivre.

– Oui, mais moi les crabes ne m'ont rien fait. Je suis désolée, dit-elle en repoussant légèrement l'assiette qui visiblement l'écœurait.

– Vous avez tort, c'est la nature qui veut ça. Si les araignées ne se nourrissaient pas d'insectes, ce serait les insectes qui nous mangeraient.

– Eh bien, justement, les crabes sont de grosses araignées, alors il faut les laisser tranquilles!

Lucas se retourna et appela la serveuse. Il demanda la carte des desserts et très courtoisement indiqua qu'ils avaient fini.

– Je ne dois pas vous empêcher de manger, dit Zofia, rougissante.

– Vous m'avez rallié à la cause du crustacé!

Il déplia la carte et désigna du doigt un fondant au chocolat.

– Je pense que là, nous ne ferons de mal qu'à nous-mêmes. Ça doit bien chercher dans les mille calories un truc comme ça!

Curieuse de tester la justesse de son intuition sur les Anges Vérificateurs, Zofia interrogea Lucas sur ses véritables fonctions, il éluda la réponse. Il y avait d'autres sujets plus intéressants qu'il souhaitait partager avec elle et, pour commencer, ce qu'elle faisait d'autre dans la vie que de veiller à la sécurité du port marchand. Comment occupait-elle ses temps libres? Même au singulier, dit-elle, l'expression lui semblait étrangère. En dehors des heures qu'elle passait sur les docks, elle œuvrait dans diverses associations, enseignait à l'institut des malvoyants, s'occupait de personnes âgées et d'enfants hospitalisés. Elle aimait leur compagnie, il y avait entre eux un trait d'union magique. Seuls les enfants et les personnes âgées voyaient ce que beaucoup d'hommes ignoraient, le temps perdu d'avoir été adultes. À ses yeux, les rides de la vieillesse formaient les plus belles écritures de la vie, celles où les enfants apprendraient à lire leurs rêves.

22
{"b":"103661","o":1}