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– Je suis désolée, mais c'est très glissant le marbre mouillé! Tout le monde le sait, sauf peut-être les architectes…

On plaisantait souvent au dernier étage de la Tour en disant que la différence entre les architectes et Dieu était que Dieu, lui, ne se prenait pas pour un architecte.

Elle longea le mur du bâtiment, jusqu'à une dalle qu'elle reconnut à sa couleur plus claire. Elle posa sa main sur la paroi. Un panneau s'effaça dans la façade, Zofia s'engouffra et la trappe se remit aussitôt en place.

*

Lucas était descendu de son taxi et marchait d'un pas assuré sur le parvis que Zofia avait abandonné quelques instants plus tôt. À l'opposé de la même Tour, il appliqua comme elle sa main sur la pierre. Une dalle, celle-ci plus sombre que les autres, coulissa et il entra dans le pilier ouest du Transamerica Building.

*

Zofia n'avait eu aucun mal à s'accoutumer à la pénombre du corridor. Sept lacets plus tard, elle accéda à un large hall habillé de granit blanc d'où s'élevaient trois ascenseurs. La hauteur qui régnait sous le plafond était vertigineuse. Neuf globes monumentaux, tous de taille différente, suspendus par des câbles dont on ne pouvait discerner les points d'amarrage, diffusaient une lumière opaline.

Chaque visite au siège de l'Agence était pour elle une source d'étonnement. L'atmosphère qui régnait en ces lieux était décidément insolite. Elle salua le concierge qui s'était levé derrière son comptoir.

– Bonjour, Pierre, vous allez bien?

L'affection de Zofia pour celui qui depuis toujours veillait aux accès de la Centrale était sincère. Chaque souvenir de ce passage aux portes si convoitées y associait sa présence. N'était-ce pas à lui que l'on devait le climat paisible et rassurant qui régnait dans l'Entrée de la Demeure en dépit d'un transit intense? Même les jours de grande affluence, quand des centaines de personnes se précipitaient aux portes, Pierre, alias Zée, ne permettait jamais le désordre ou la bousculade. Le siège de la CIA ne serait vraiment pas le même sans la présence de cet être posé et attentif.

– Beaucoup de travail ces temps derniers, dit Pierre. Vous êtes attendue. Si vous souhaitez vous changer, je dois avoir votre clé de vestiaire quelque part, donnez-moi quelques secondes…

Il se mit à fouiller dans les tiroirs de la banque d'accueil et murmura:

– Il y en a tellement! Voyons, où l'ai-je mise?

– Pas le temps, Zée! dit Zofia en marchant d'un pas pressé vers le portique de sécurité.

La porte vitrée pivota. Zofia avança vers l'ascenseur de gauche, Pierre la rappela à l'ordre, lui montrant du doigt la cabine express au centre, celle qui montait directement au tout dernier étage.

– Vous êtes certain? demanda-t-elle, surprise.

Pierre hocha la tête alors que les portes s'ouvraient au son d'une clochette qui ricocha sur les murs de granit. Zofia en resta interdite quelques secondes.

– Dépêchez-vous, et bonne journée, lui dit-il avec un sourire affectueux.

Les portes se refermèrent sur elle, et la cabine s'éleva vers le dernier étage de la CIA.

*

Dans le pilier opposé de la Tour, le néon du vieux monte-charge grésillait et la lumière vacilla quelques secondes. Lucas ajusta sa cravate et tapota les revers de sa veste. Les grilles venaient de s'ouvrir.

Un homme vêtu d'un costume identique au sien vint aussitôt l'accueillir. Sans lui adresser la parole, il lui indiqua sèchement les sièges du sas d'attente et retourna s'asseoir derrière son bureau. Le molosse aux allures de cerbère qui dormait enchaîné à ses pieds souleva une paupière, se lécha les babines et referma l'œil, un trait de bave fila sur la moquette noire.

*

L'hôtesse avait accompagné Zofia vers un canapé à l'assise profonde. Elle lui proposa de choisir une des revues mises à disposition sur une table basse. Avant de retourner derrière son comptoir, elle lui assura qu'on viendrait la chercher dans peu de temps.

*

Au même moment, Lucas referma un magazine et consulta sa montre, il était presque midi. Il en défit le bracelet et l'attacha à l'envers sur son poignet pour ne pas oublier de la régler en repartant. Il arrivait parfois qu'au «Bureau» le temps s'arrête, et Lucas ne supportait pas le manque de ponctualité.

*

Zofia reconnut Michaël dès qu'il apparut au bout du couloir, son visage s'éclaira aussitôt. La chevelure grisonnante toujours un peu en broussaille, les pattes épaisses qui allongeaient ses traits et cet irrésistible accent écossais (certains prétendaient qu'il l'avait emprunté à sir Sean Connery, dont il ne ratait jamais aucun film) lui donnaient une allure dont l'âge n'altérerait jamais l'élégance. Zofia adorait la façon que son parrain avait de faire chuinter les s, mais elle raffolait encore plus de la petite fossette qui se formait sur son menton quand il souriait. Depuis son arrivée à l'Agence, Michaël était son mentor, son modèle éternel. Au fur et à mesure qu'elle avait gravi les échelons de la hiérarchie, il avait accompagné chacun de ses pas et s'était toujours arrangé pour que rien de négatif ne figurât à son dossier. À force de patientes leçons et d'attentions dévouées, il avait toujours valorisé les qualités précieuses de sa protégée. Sa générosité rarement égalée, son à-propos, la vivacité de son âme sincère, compensaient les légendaires reparties de Zofia qui surprenaient parfois ses pairs. Quant à la façon parfois peu orthodoxe qu'elle avait de s'habiller… tout le monde savait bien ici, et depuis fort long temps, que l'habit ne faisait pas le moine.

Michaël avait toujours soutenu Zofia car il avait identifié en elle, aux premiers instants de son admission, un membre d'élite, et il avait toujours veillé à ce qu'elle-même ne le sache jamais. Personne n'aurait osé contester ses vues: il était reconnu pour son autorité naturelle, sa sagesse et sa dévotion. Depuis la nuit des temps, Michaël était le numéro deux de l'Agence, le bras droit du grand Patron que tout un chacun appelait ici-haut Monsieur.

Un dossier sous le coude, Michaël passa devant Zofia. Elle se leva pour l'embrasser.

– C'est doux de te revoir! C'est toi qui m'as fait appeler?

– Oui, enfin pas tout à fait, reste là, dit Michaël. Je vais certainement venir te chercher.

Il avait l'air tendu, ce qui ne lui ressemblait pas.

– Qu'est-ce qui se passe?

– Pas maintenant, je t'expliquerai plus tard, et tu me feras le plaisir d'enlever ce bonbon de ta bouche avant que…

La réceptionniste ne lui laissa pas le temps d'achever sa recommandation, il était attendu. Il s'engagea dans le couloir d'un pas pressé et se retourna pour la rassurer d'un regard. À travers la cloison il entendait déjà les bribes de la conversation qui s'envenimait dans le grand bureau.

– Ah non, pas à Paris! Ils sont tout le temps en grève… ce serait beaucoup trop facile pour toi, il y a des manifestations quasi quotidiennes… N'insiste pas… depuis le temps que ça dure, je ne les vois pas s'arrêter demain pour nous faire plaisir!

Un court silence encouragea Michaël à lever le bras pour frapper à la porte, mais il interrompit son geste en entendant la voix de Monsieur reprendre un ton plus fort:

– L'Asie et l'Afrique non plus!

Michaël recourba l'index, mais la main s'immobilisa à quelques centimètres du battant car à nouveau la voix s'élevait, résonnant cette fois jusque dans le corridor.

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