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– J'ai dédié mon âme aux autres, à les convaincre de ne jamais se résigner à la fatalité, alors maintenant c'est mon tour, c'est à moi de goûter au bonheur, à moi d'être heureuse. Le paradis gagné, c'est d'être deux, je l'ai mérité!

– Tu demandes l'impossible, leur opposition est trop grande, jamais ils ne nous laisseront nous aimer.

– Il suffirait d'un peu d'espoir, d'un signe. Toi seul peux décider de changer, Lucas, donne-leur une preuve de bonne volonté.

– Je voudrais tellement que tu dises vrai et que cela soit si facile.

– Alors, essaie, je t'en supplie!

Lucas s'amuit et le silence régna. Il s'éloigna de quelques pas vers l'étrave rouillée du grand navire. A chaque claquement de ses amarres qui se tendaient dans des grincements sauvages, le Valparaiso prenait l'allure d'un animal qui se battrait pour la liberté, pour choisir sa dernière demeure: un beau naufrage de grand large.

– J'ai peur, Zofia…

– Moi aussi. Laisse-moi t'emmener dans mon monde, j'y guiderai chacun de tes pas, j'apprendrai tes réveils, j'inventerai tes nuits, je resterai près de toi. J'effacerai tous les destins tracés, recoudrai toutes les blessures. Tes jours de colère, je lierai tes mains dans ton dos pour que tu ne te fasses pas mal, je collerai ma bouche à la tienne pour étouffer tes cris et rien ne sera plus jamais pareil, et si tu es seul noou serons seuls à deux.

Il la prit dans ses bras, effleura sa joue et caressa son oreille du timbre grave de sa voix.

– Si tu savais tous les chemins que j'ai employés pour arriver à toi. Je ne savais pas, Zofia, je me suis trompé si souvent, et j'ai recommencé à chaque fois avec plus de joie encore, plus de fierté. Je voudrais que notre temps s'arrête pour pouvoir le vivre, te découvrir et t'aimer comme tu le mérites, mais ce temps-là nous lie sans nous appartenir. Je suis d'une autre société où tout n'est que personne, tout n'est qu'unique; je suis le mal, toi le bien, je suis ta différence, mais je crois que je t'aime, alors demande-moi ce que tu veux.

– Ta confiance.

Ils quittèrent la zone portuaire et la voiture remonta 3rd Street. Zofia cherchait une grande artère, un lieu plein de passage, traversé d'hommes et de véhicules.

*

Blaise entra dans le grand bureau, penaud, le teInt blafard.

– C'est pour mon cours particulier d'échecs? clama Président en faisant les cent pas le long de l'infinie baie vitrée. Redéfinis-moi la notion de «mat»

Blaise tira à lui un gros fauteuil noir.

– Reste debout, crétin! Et puis non, finalement assieds-toi, moins je vois ta personne mieux je me porte! Donc pour résumer la situation, notre élite aurait viré de bord?

– Président…

– Tais-toi! Tu m'as entendu te demander de parler? As-tu aperçu sur ma bouche que mes oreilles avaient envie d'entendre le son de ta voix nasillarde?

– Je…

– Tu te tais!

Président avait hurlé si fort que Blaise en rétrécit de cinq bons centimètres.

– Il n'est pas question que nous le perdions à notre cause, reprit Président, et il n'est pas question que nous perdions tout court. J'attendais cette semaine depuis l'éternité et je ne te laisserai pas tout gâcher, minuscule! Je ne sais pas quelle était ta définition de l'enfer jusqu'à présent, mais j'en ai peut-être une nouvelle à venir pour toi! Tais-toi encore! Fais bien en sorte que je ne voie plus bouger tes lèvres adipeuses. Tu as un plan?

Blaise prit une feuille et griffonna quelques lignes à la hâte. Président s'empara de la note et la lut en s'éloignant vers le bout de la table. Si la victoire semblait compromise, la partie pouvait être interrompue, elle serait alors à rejouer. Blaise proposaIt de rappeler Lucas avant l'heure. Ivre de rage, Lucifer roula le papier en boule avant de le jeter sur Blaise.

– Lucas me le paiera très cher. Ramène-le ici avant la nuit, et ne t'avise pas de rater ton coup cette fois-ci!

– Il ne reviendra pas de son plein gré.

– Tu sous-entendrais que sa volonté serait supérieure à la mienne?

– Je sous-entends simplement qu'il faudra qu'il meure…

– … En oubliant un petit détail… c'est déjà fait depuis longtemps, imbécile!

– Si une balle a pu le toucher, d'autres moyens de l'atteindre existent.

– Alors, trouve-les au lieu de parler!

Blaise s'éclipsa, il était midi. Le jour s'effacerait dans cinq heures, ce qui lui laissait peu de temps pour rédiger les termes d'un redoutable contrat. Organiser le meurtre de son meilleur agent ne laissait aucune place au hasard.

*

La Ford était garée à l'intersection de Polk et de California, face à une grande surface. À cette heure de la journée le ruban de véhicules était ininterrompu. Zofia avisa un homme âgé qui semblait hésiter à s'engager avec sa canne sur le passage clouté. Le temps imparti pour franchir les quatre files était très court.

– Et que fait-on maintenant? dit Lucas d'un air désabusé.

– Aide-le! répondit-elle en désignant le vieux piéton.

– Tu plaisantes?

– Pas le moins du monde.

– Tu veux que je fasse traverser un boulevard à un vieillard? Ça ne me semble pas très compliqué…

– Alors fais-le!

– Eh bien, je vais le faire, dit Lucas en s'éloignant à reculons.

Il s'approcha de l'homme et revint aussitôt sur ses pas.

– Je ne vois pas l'intérêt de ce que tu me demandes.

– Tu préfères commencer en passant l'après-midi à remonter le moral à des personnes hospitalisées? Ce n'est pas très compliqué non plus, il suffit de les aider à faire leur toilette, prendre de leurs nouvelles, les rassurer sur l'évolution de leur état, t'asseoir sur une chaise et leur lire le journal…

– C'est bon! Je vais m'en occuper de ton crouletabille!

Il s'éloigna à nouveau… pour rejoindre aussitôt Zofia.

– Je te préviens, si le petit mouflet en face, qui joue avec son téléphone caméra digitale, prend une seule photo, je l'envoie jouer au satellite d'un coup de pied au cul!

– Lucas!

– Ça va, ça va, j'y vais!

Sans ménagement, Lucas entraîna par le bras l'homme qui le dévisageait d'un air étonné.

– Tu n'étais pas venu compter les voitures, à ce que je sache! Alors accroche-toi à ta canne ou tu vas gagner la traversée en solitaire de California Street!

Le feu passa au rouge et l’équipage s’engagea sur le macadam. A la deuxième bande zébrée, le front de Lucas se mit à perler, à la troisième il eut l'impression qu'une colonie de fourmis avait élu domicile dans les muscles de ses cuisses, une crampe violente le saisit à la quatrième bande. Son cœur battait la chamade et l'air peinait de plus en plus à trouver ses poumons. Avant d'atteindre le milieu de la chaussée, Lucas suffoquait. La zone protégée autoriserait une halte, imposée de toute façon par la couleur du feu qui venait de virer au vert, tout comme le visage de Lucas.

– Tout va bien, jeune homme? demanda le vieux monsieur. Voulez-vous que je vous aide à traverser? Restez accroché à mon bras, ce n'est plus très loin.

Lucas s'empara du mouchoir en papier qu'il lui tendait pour éponger son front.

– Je ne peux pas! dit-il d'une voix tremblotante. Je n'y arrive pas! Je suis désolé, désolé, désolé!

Et il s'enfuit en courant vers la voiture où Zofia l'attendait, assise sur le capot, bras croisés.

– Tu comptes le laisser là?

– J'ai failli y laisser ma peau! dit-il, haletant.

Elle n'écouta même pas la fin de sa phrase et se précipita au milieu des voitures qui klaxonnaient pour rejoindre la plate-forme centrale. Elle agrippa le vieux monsieur.

– Je suis confuse, terriblement confuse, c'est un débutant, c'était sa toute première fois, dit-elle, affolée.

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