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– Complémentaires, dit-il, plein d'espoir, là je suis d'accord avec vous!

– Non, vraiment différents!

– Et dire que ces mots sortent de votre bouche… Je croyais que…

– Vous croyez désormais?

– Ne soyez pas méchante, je pensais en tout cas e la différence… mais j'ai dû me tromper, ou plutôt j'avais raison, ce qui est paradoxalement désolant…

Lucas sortit de la voiture, laissant sa portière ouverte. Le vacarme de klaxons augmenta lorsque Zofia se mit à courir derrière lui sous la pluie. Elle l'appelait, mais il ne l'entendait pas, l'averse avait redoublé d'intenslte. Elle le rattrapa enfin et agrippa son bras, il se retourna et lui fit face. Les cheveux de Zofia étaient plaqués sur son visage, il en écarta délicatement une mèche rebelle à la commissure de ses lèvres, elle le repoussa.

– Nos mondes n'ont rien en commun, nos croyances sont étrangères, nos espoirs divergents, nos cultures sont si éloignées… où voulez-vous qu'on aille alors que tout nous oppose?

– Vous avez peur! dit-il. C'est ça, vous êtes pétrifiée de trouille. Contre vos ordres établis, c'est vous qui refusez de voir, vous qui parliez d'aveuglement et de sincérité. Vous prêchez la bonne parole à longueur de journée, mais dénués d'acte les serments ne sont rien. Ne me jugez pas, c'est vrai, je suis votre opposé, votre contraire, votre dissemblance, mais je suis aussi votre ressemblance, votre autre moitié. Je ne saurais pas vous décrire ce que je ressens parce que je ne connais pas les mots pour qualIfier ce qui me hante depuis deux jours, au point de me laisser croire que tout pourrait changer, mon monde, comme vous disiez, le vôtre, le leur. Je me fous des combats que j'ai menés, je me moque de mes nuits noires et de mes dimanches, je suis un immortel qui pour la première fois a envie de vivre. Nous pouurrions nous apprendre l'un l'autre, nous decouvrir et finir par nous ressembler… avec le temps.

Zofia posa un doigt sur sa bouche pour l'interrompre:

– Le temps de deux jours?

– … Et trois nuits! Mais elles valent bien une part de mon éternité, reprit Lucas.

– Vous recommencez!

Un coup de tonnerre explosa dans le ciel, l'ondée devenait un orage menaçant. Il leva la tête et regarda la nuit qui était noire comme elle ne l'avait jamais été.

– Dépêchez-vous, dit-il d'un ton déterminé, il faut que nous partions d'ici tout de suite, j'ai un très mauvais pressentiment.

Sans plus attendre, il entraîna Zofia. Dès que les portières furent claquées, il brûla le feu, abandonnant les conducteurs agglutinés à son parechocs. Il tourna brutalement à gauche et s'engagea à l'abri des regards indiscrets dans le tunnel qui passait sous la colline. Le souterrain était désert, Lucas accéléra dans la longue ligne droite qui débouchait sur les portes de Chinatown. Les tubes de néon défilaient au-dessus du pare-brise, illuminant l'habitacle d'éclats blancs intermittents. Les essuie-glaces s'immobilisèrent.

– Probablement un faux contact, dit Lucas au moment où les ampoules des phares éclataient simultanément.

– Des faux contacts! rétorqua Zofia. Freinez, on n'y voit presque rien.

– J'adorerais, répondit Lucas en appuyant sur la pédale qui n'opposait plus aucune résistance.

Il leva le pied de l'accélérateur, mais lancée à cette vitesse, la voiture ne s'arrêterait jamais avant la fin du tunnel où cinq avenues se croisaient. Cela ne portait pour lui à aucune conséquence, il se savait invincible, mais il tourna la tête et considéra Zofia. En une fraction de seconde, il serra le volant à toute force et cria:

– Accrochez-vous!

D'une main assurée, il dévia sa course pour plaquer le véhicule contre la glissière qui bordait la paroi carrelée, de grandes gerbes d'étincelles vinrent lécher la vitre. Deux détonations résonnèrent: les pneus avant venaient d'éclater. La berline fit une série d'embardées avant de se mettre en travers. La calandre percuta le rail de sécurité et l'essieu arrière se souleva, entraînant aussitôt la voiture dans une valse de tonneaux. La Buick était maintenant couchée sur le toit et glissait inexorablement vers la sortie du tunnel. Zofia serra les poings et la voiture s'immobilisa enfin à quelques mètres seulement du carrefour. Même la tête à l'envers, il suffit à Lucas de regarder Zofia pour savoir qu'elle était indemne.

– Vous n'avez rien? lui demanda-t-elle.

– Vous plaisantez! dit-il en s'époussetant.

– C'est ce qu'on appelle une réaction en chaîne! reprit Zofia en se contorsionnant pour se soustraire à l’inconfort de sa position.

– Probablement, sortons de là avant que le prochain maillon nous tombe dessus, répondit Lucas en repoussant sa portière d'un coup de pied.

Il contourna la carcasse fumante pour aider Zofia à s'en extraire. Dès qu'elle fut sur ses jambes, il lui prit la main et l'entraîna en courant. Tous deux se faufilèrent à vive allure vers le centre du quartier chinois.

– Pourquoi court-on comme ça? demanda Zofia.

Lucas continua sans dire un mot.

– Je peux au moins récupérer ma main? dit-elIe, essoufflée.

Lucas délia ses doigts, la délivrant de son emprise. Il s'arrêta à la lisière d'une ruelle blafarde éclairée par quelques réverbères fatigués.

– Entrons là, dit Lucas en montrant un petit restaurant, nous y serons moins exposés.

– Exposés à quoi, qu'est-ce qui se passe? Vous avez l'air d'un renard aux aguets poursuivi par une meute de chiens.

– Dépêchons!

Lucas ouvrit la porte, mais Zofia ne bougea pas d'un centimètre, il revint vers elle pour l'entraîner à l'intérieur, elle résista.

– Ce n'est pas le moment! dit-il en la tirant par le bras.

Zofia se dégagea aussitôt et le repoussa.

– Vous venez de nous faire avoir un accident, vous m'entraînez dans une course folle alors que personne ne nous poursuit, j'ai les poumons qui vont exploser et pas la moindre explication…

– Suivez-moi, nous n'avons pas le temps de discuter.

– Pourquoi vous ferais-je confiance?

Lucas recula vers la petite échoppe. Zofia l'observait, elle hésita et finit par marcher dans chacun de ses pas. La salle était minuscule, elle comptait huit tables. Il choisit celle du fond, lui offrit une chaise et s'assit à son tour. Il n'ouvrit pas la carte que le vieil homme en costume traditionnel lui présentait et lui demanda courtoisement, en parfait mandarin, une décoction qui ne figurait pas au menu. L'homme s'inclina avant de s'effacer vers la cuisine.

– Vous m'expliquez ce qui se passe, Lucas, sinon je pars!

– Je crois que je viens de recevoir un avertissement.

– Ce n'était pas un accident? De quoi veut-on vous avertir?

– De vous!

– Mais pourquoi?

Lucas inspira avant de répondre:

– PARCE QU'ILS AVAIENT TOUT PRÉVU, SAUF QUE NOUS NOUS RENCONTRIONS!

Zofia prit une chips de crevette dans le petit bol en porcelaine bleue et la croqua lentement sous l'œil interdit de Lucas. Il lui servit une tasse du thé brûlant que le vieil homme venait de déposer sur la table.

– Je voudrais tellement vous croire, mais qu'est-ce que vous feriez à ma place?

– Je me lèverais et je quitterais cet endroit…

– Vous n'allez pas recommencer!

– … et de préférence par la porte de derrière.

– Et c'est ce que vous souhaiteriez que je fasse?

– Absolument! En ne vous retournant sous aucun prétexte, vous vous levez à trois et nous fonçons derrière le rideau. Maintenant!

Il la saisit par le poignet et l'entraîna sans ménagement. Traversant la cuisine à toute hâte, il força d'un coup d'épaule la porte qui ouvrait sur la courette. Pour se frayer un passage, il repoussa un bac à ordures dont les roues grincèrent. Zofia comprit enfin: une silhouette se découpait dans l'obscurité. A l'ombre portée par la lumière d'un lanterneau s'ajoutait celle de l'arme automatique pointée dans leur direction. Zofia eut quelques secondes pour constater d'un bref regard que trois murs les cernaient, cinq déflagrations déchirèrent le silence.

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