Lucas se jeta sur elle pour lui faire un rempart de son corps. Elle voulut le repousser, mais il la plaqua contre la muraille d'enceinte.
Le premier coup ricocha sur sa cuisse; le deuxième effleura le haut du bassin, il plia les genoux mais se redressa aussitôt; le troisième impact rebondit sur ses côtes, la morsure fut surprenante; le quatrième projectile fit de même contre le milieu de sa colonne vertébrale, il en eut le souffle coupé et retrouva péniblement sa respiration. Quand le cinquième projectile l'atteignit, ce fut comme une flamme qui brûlait sa chair: la cinquième balle était la première à pénétrer dans son corps… sous l'épaule gauche.
L'agresseur s'enfuit aussitôt son forfait accompli.
Quand l'écho des déflagrations s'estompa, il n'y eut plus que la seule respiration de Zofia pour venir troubler le silence. Elle le serrait au creux de ses bras, la tête de Lucas reposait sur son épaule. Les yeux clos, il semblait lui sourire encore. Elle berçait son corps inerte et murmura à son oreille:
– Lucas?
Il ne répondit pas, elle le secoua un peu plus vivement.
– Lucas, ne faites pas l'idiot, ouvrez les yeux!
Les yeux clos, il semblait dormir, aussi paisiblement qu'un enfant abandonné dans son sommeil. Et plus la peur montait en elle, plus elle l'étreignait. Quand une larme lui vint à la joue, elle ressentit une force inouïe comprimer sa poitrine. Elle eut un hautle-cœur.
– Cela ne pouvait pas nous arriver, nous sommes…
– … Déjà morts… invincibles… immortels? Oui! À tout inconvénient son avantage, n'est-ce pas? dit-il en se redressant, presque jovial.
Zofia le dévisagea, incapable de cerner l'humeur qui la gagnait. Il approcha lentement son visage du sien, elle se refusa, jusqu'à ce que les lèvres de Lucas viennent effleurer les siennes esquissant un baiser au goût opiacé. Elle recula et regarda la paume empourprée de sa main.
– Alors pourquoi saignes-tu?
Lucas suivit le filet rouge qui coulait le long de son bras.
– C'est absolument impossible, ça non plus ce n’etalt pas prévu! dit-il.
… Puis il s'évanouit.
Elle le retint dans ses bras refermés.
– Qu'est-ce qui nous arrive? demanda Lucas en reprenant ses esprits.
– En ce qui me concerne, c'est assez compliqué! En ce qui te concerne, je crois qu'une balle a traversé ton épaule.
– Ça me fait mal!
– Cela te semble peut-être illogique mais c'est normal, il faut t'emmener à l'hôpital.
– Hors de question!
– Lucas, je n'ai aucune connaissance médicale en démonologie, mais il semble que tu as du sang et que tu es en train de le perdre.
– Je connais quelqu'un à l'autre bout de la ville qui peut recoudre cette blessure le temps qu'elle cicatrise, dit-il en appuyant sur la plaie.
– Moi aussi je connais quelqu'un, et tu vas me suivre sans discuter, parce que la soirée a été suffisamment mouvementée comme ça. Je crois que j'ai mon compte d'émotions.
Elle le soutint et l'entraîna dans la ruelle. Au bout du passage, elle avisa le corps de leur agresseur qui reposait inanimé sous un enchevêtrement de poubelles. Zofia regarda Lucas, étonnée.
– J'ai un minimum d'amour-propre quand même! dit-il en le dépassant.
Ils arrêtèrent un taxi, qui les déposa dix minutes plus tard devant chez elle. Elle le guida vers le perron et lui fit signe de ne pas faire de bruit. Elle ouvrit la porte avec mille précautions, et ils montèrent l'escalier à pas feutrés. Lorsqu'ils arrivèrent sur le palier, la porte de Reine se referma silencieusement.
*
Tétanisé derrière son bureau, Blaise éteignit son écran de contrôle. Ses mains dégoulinaient, son front perlait d'une sueur abondante. Lorsque la sonnerie du téléphone retentit, il enclencha le répondeur et entendit Lucifer qui le conviait d'une voix peu avenante au comité de crise qui se tiendrait au lever de la nuit orientale.
– Tu as intérêt à être à l'heure avec des solutions et une nouvelle définition de «tout est prévu!», acheva Président avant de raccrocher brutalement.
Il se prit la tête à deux mains. Tremblant de tout son corps, il décrocha le combiné, qui lui glissa des doigts.
*
Michaël regardait le mur d'écrans accrochés en face de lui. Il décrocha le combiné de son téléphone et composa le numéro de la ligne directe de Houston. La ligne était sur répondeur. Il haussa les épaules et consulta sa montre; en Guyane, Ariane V quitterait sa rampe de lancement dans dix minutes.
*
Après avoir installé Lucas sur son lit, l'épaule calée par deux gros coussins, Zofia se rendit dans la penderie. Elle s'empara de la boîte à couture posée sur l'étagère supérieure, prit une bouteille d'alcool dans l'armoire à pharmacie de la salle de bains et retourna dans sa chambre. Elle s'assit près de lui, dévissa le flacon et trempa le fil à coudre dans le désinfectant. Elle essaya ensuite de le faire passer au travers de l'aiguille.
– Ta reprise va être un massacre, dit Lucas en souriant, narquois. Tu trembles!
– Pas le moins du monde! répondit-elle, triomphante, alors que le lien venait enfin de passer dans le chas de l'aiguille.
Lucas prit la main de Zofia et l'écarta doucement. Il caressa sa joue et l'attira vers lui.
– J'ai peur que ma présence ne soit compromettante pour toi.
– Je
dois avouer que les soirées en ta compagnie sont riches en aléas.
– Mon employeur n'a que faire du hasard.
– Pourquoi t'aurait-il fait tirer dessus?
– Pour me mettre à l'épreuve et en arriver aux mêmes conclusions que toi, je suppose. Je
n'aurais jamais dû être blessé. Je
perds de mes pouvoirs à ton contact, et je pourrais presque prier pour que la réciproque soit vraie.
– Qu'est-ce que tu comptes faire?
– Il n'osera pas s'attaquer à toi. Ton immunité angélique laisse à réfléchir.
Zofia regarda Lucas au fond des yeux.
– Ce n'est pas de ça que je parle, qu'est-ce que nous ferons dans deux jours?
Du
bout du doigt, il effleura les lèvres de Zofia, elle se laissa faire.
– À quoi penses-tu? demanda-t-elle, troublée, en reprenant sa suture.
– Le jour ou le mur de Berlin est tombe, les hommes et les femmes ont découvert que leurs rues se ressemblaient. De chaque côté, des maisons les bordaient, des voitures y circulaient, des réverbères y éclairaient leurs nuits. Bonheurs et malheurs n'allaient pas de même, mais les enfants de l'Ouest comme de l'Est ont réalisé que l'opposé ne ressemblait pas à ce qu'on leur avait raconté.
– Pourquoi dis-tu ça?
– Parce que j'entends Rostropovitch jouer du violoncelle!
– Quel morceau? dit-elle en achevant son troisième point de suture.
– C'est la première fois que je l'entends! Et là, tu viens de me faire mal.
Zofia s'approcha de Lucas pour couper la ligature avec ses dents. Elle posa sa tête sur son torse et cette fois-ci s'abandonna. Le silence les liait. Lucas glissait les doigts de sa main vaillante dans la chevelure de Zofia, berçant sa tête de caresses. Elle frissonna.
– C'est court deux jours!
– Oui, chuchota-t-il.
– Nous serons séparés. C'est inéluctable.
Et, pour la toute première fois, Zofia comme Lucas redoutèrent l'éternité.
– On pourrait négocier qu'il te laisse repartir avec moi? dit Zofia d'une voix timide.
– On ne négocie pas avec Président, surtout quand on lui a fait defaut et de toute façon je crains fort
que l’acces a ton monde ne soit hors de ma portee.
– Mais avant, il y avait bien des points de passage entre l'Est et l'Ouest, non? dit-elle en approchant à nouveau l'aiguille du bord de la plaie.