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– Et merde, toi non plus tu ne m'avais pas dit la vérité! dit Lucas en effaçant le cercle d'un coup de pied rageur.

*

Dans son immense bureau, Lucifer éteignit son écran de contrôle, le visage de Lucas devint une infime pointe blanche qui s'évanouit au centre du moniteur. Satan pivota dans son fauteuil et appuya sur le bouton de l'interphone.

– Faites-moi venir Blaise tout de suite!

*

Lucas marcha jusqu'au parking et quitta les docks à bord d'un Dodge gris clair. La barrière franchie, il chercha au fond de ses poches une petite carte de visite qu'il coinça sur le pare-soleil. Il prit son téléphone portable et composa le numéro de la seule journaliste qu'il connaissait bibliquement. Amy décrocha à la troisième sonnerie.

– Je ne sais toujours pas pourquoi tu es partie fâchée? dit-il.

– Je ne m'attendais pas à ce que tu rappeIIes, tu marques un point.

– J'ai un service à te demander!

– Tu viens de reperdre le point! Et moi, qu'est ce que j'y gagne?

– Disons que j'ai un cadeau pour toi!

– Si ce sont des fleurs, tu te les gardes!

– Un scoop!

– Que tu voudrais que je publie, j'imagine!

– Quelque chose comme ça, oui.

– Uniquement si le tuyau est assorti d'une nuit aussi brûlante que la dernière.

– Non, Amy, ce n'est plus possible!

– Et si je renonce à la douche, c'est toujours non?

– Toujours!

– Ça me désespère que des types comme toi tombent amoureux!

– Branche ton magnétophone, c'est au sujet d'un certain magnat de l'immobilier dont les déconvenues vont faire de toi la plus heureuse des journalistes!

Le Dodge filait le long de 3rd Street; Lucas acheva la communication et bifurqua dans Van Ness en remontant vers Pacific Heights.

*

Blaise frappa trois coups, il essuya ses mains moites sur son pantalon et entra.

– Vous avez demandé à me voir, Président?

– Tu as toujours besoin de poser des questions idiotes dont tu connais la réponse? Reste debout!

Blaise se redressa, terriblement inquiet. Président ouvrit son tiroir et fit glisser une chemise rouge jusqu'à l'autre bout de la table. Blaise partit la chercher à petite foulée et revint aussitôt se planter devant son maître

– À ton avis, imbécile, je t'ai fait venir ici pour te regarder tourner autour de mon bureau? Ouvre la pochette, crétin!

Blaise tourna nerveusement le rabat en carton et reconnut aussitôt la photo où Lucas tenait Zofia dans ses bras.

– J'en ferais bien notre carte de vœux de fin d'année, mais il me manque une légende! ajouta Lucifer en tapant du poing sur la table. J'imagine que tu vas me la trouver, puisque c'est toi qui as choisi notre meilleur agent!

– Formidable cette photo, n'est-ce pas? bredouilla Blaise, qui suait de toutes parts.

– Alors là, reprit Satan en écrasant sa cigarette sur le plateau en marbre, ou ton humour dépasse l'entendement ou quelque chose d'intelligent m'échappe.

– Vous ne pensiez quand même pas, Président, que… mais non… enfin… voyons! enchaîna Blaise d'un ton affecté. Tout cela est prévu et totalement contrôlé! Lucas a des ressources insoupçonnées, il est décidément incroyable!

Satan sortit une nouvelle cigarette de sa poche et l'alluma. Il inhala une profonde bouffée et expira la fumée devant le visage de Blaise.

– Fais très attention à ce que tu es en train de me raconter…

– Nous visons l'échec et mat… eh bien, nous sommes en train de prendre la reine de votre adversaire.

Lucifer se leva et marcha jusqu'à la baie vitrée. Il posa ses deux mains sur le carreau et réfléchit quelques instants.

– Arrête avec tes métaphores, j'ai horreur de ça. Espérons que tu dis vrai… les conséquences d'un mensonge seraient infernales pour toi.

– Nous n'avons aucun souci à vous faire! gémit Blaise en se retirant sur la pointe des pieds.

Dès qu'il fut seul, Satan revint s'installer à l'extrémité de la longue table. Il alluma son écran de contrôle.

– On va quand même vérifier deux ou trois choses, grommela-t-il en appuyant à nouveau sur le bouton de l'interphone.

*

Lucas roulait sur Van Ness, il ralentit pour tourner la tête à l'intersection de Pacific Street, ouvrit sa vitre, alluma la radio et prit une cigarette. En passant sous les piles du Golden Gate, il éteignit la radio, jeta sa cigarette, referma la fenêtre et roula dans le silence vers Sausalito.

*

Zofia avait garé sa Ford au fond du parking. Elle avait emprunté les escaliers et refait surface sur Union Square. Elle traversa le petit parc et marcha sans but. Dans l'allée diagonale, elle s'assit sur un banc où une jeune femme pleurait. Elle lui demanda ce qui n'allait pas, mais, avant de pouvoir entendre sa réponse, elle sentit le chagrin noyer sa gorge.

– Je suis désolée, dit-elle en s'éloignant. Elle erra le long des trottoirs, flânant devant les vitrines des commerces de luxe. Elle regarda la porte tambour du grand magasin Macy's et sans même s’en rendre compte s'engouffra dans le tourniquet.

À peine était-elle entrée qu'une hôtesse, vêtue de pied en cap d'un uniforme jaune poussin, lui proposait de l'asperger généreusement de la dernière senteur à la mode, Canary Wharf. Zofia déclina courtoisement d'un sourire effacé et lui demanda où trouver le parfum Habit Rouge.

La jeune démonstratrice ne chercha pas à masquer son agacement.

– Deuxième stand sur votre droite! dit-elle en haussant les épaules.

Lorsque Zofia s'éloigna, la vendeuse vaporisa dans son dos deux pschitt de fumet jaune.

– Les autres aussi ont le droit d'exister!

Zofia s'approcha du présentoir. Elle souleva timidement le flacon de démonstration, dévissa le bouchon rectangulaire et posa deux gouttes de parfum à l'intérieur de son poignet. Elle avança sa main près de son visage, inspira l'essence subtile et ferma les yeux. Sous ses paupières closes, la brume légère qui flottait sous le Golden Gate faisait cap au nord vers Sausalito: sur la promenade déserte, un homme en complet noir y marchait seul le long de l'eau.

La voix d'une vendeuse la rappela au monde. Zofia regarda autour d'elle. Des femmes, les bras chargés de sacs enrubannés, se précipitaient d'allée en allée.

Zofia baissa la tête, remit la fiole en place, puis sortit du magasin. Après avoir récupéré sa voiture elle se rendit au centre de formation pour les malvoyants. La leçon du jour ne fut que silence, ses élèves le respectèrent tout au long du cours. Lorsque la cloche retentit, elle abandonna sa chaise perchée sur l'estrade et leur dit simplement «merci» avant de quitter la salle. Elle rentra chez elle et découvrit un grand vase qui garnissait le hall de fleurs somptueuses.

– Impossible de le monter chez toi! dit Reine en ouvrant sa porte. Ça te plaît, c'est gai dans cette entrée, non?

– Oui, dit Zofia en se mordillant la lèvre.

– Qu'est-ce que tu as?

– Reine, vous n'êtes pas du genre à dire «je t'avais prévenue»?

– Non, ce n'est pas du tout mon genre!

– Alors, vous pourriez mettre ce bouquet chez vous, s'il vous plaît? demanda Zofia d'une voix fragile.

Elle grimpa aussitôt à l'étage. Reine la regarda s'enfuir dans l'escalier; lorsqu'elle disparut de sa vue, elle murmura:

– Je te l'avais dit!

Mathilde posa son journal et dévisagea son amie.

– Tu as passé une bonne journée?

– Et toi? répondit Zofia en posant son sac au pied du portemanteau.

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