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Jules leur expliqua en chemin qu'Ed avait abandonné sa voiture juste après le choc pour se précipiter vers la sortie du port. La meute se rapprochait dangereusement de lui quand il était passé à la hauteur de l'arche n°7.

– Où est-il? s'inquiéta Zofia, marchant au côté du vieux clochard.

– Sous une pile de fripes!

Jules avait eu un mal fou à le convaincre de se cacher dans son caddie.

– J'ai rarement vu quelqu'un d'aussi antipathique! Vous le croiriez qu'il a fait son difficile! reprit Jules en râlant. Quand je lui ai montré le bassin – où les dockers allaient lui faire prendre un bain, la couleur de la mousse l'a convaincu que mon linge n'était pas si sale.

Lucas, qui était toujours en retrait, accéléra le pas pour s'approcher d'eux et murmura:

– Si! C'est vous!

– Absolument pas! chuchota-t-elle en tournant la tête.

– Vous avez accéléré la première.

– Même pas!

– Bon, ça suffit, tous les deux, reprit Jules. L'inspecteur est auprès de lui. Il faut trouver un moyen de faire sortir cet homme d'ici, discrètement.

Pilguez leur fit un signe de la main, et tous les trois se dirigèrent vers lui. L'inspecteur prit le commandement des opérations.

– Ils sont tous près des grues en train de fouiller chaque recoin, et ils ne vont pas tarder à venir par ici! Est-ce que l'un de vous deux peut aller chercher son véhicule sans se faire remarquer?

La Ford était parquée au mauvais endroit, Zofia attirerait probablement l'attention des dockers en allant la prendre. Lucas resta muet, traçant de la pointe du pied un cercle dans la terre poussiéreuse du quai.

Jules indiqua d'un regard à Lucas la grue qui déposait sur les docks, non loin d'eux, une Chevrolet Camaro en piteux état. C'était la septième carcasse qu'elle remontait des flots.

– Moi je saurais bien où trouver des voitures non loin d'ici, mais leurs moteurs font de drôles de blob-blob quant on les démarre! souffla le vieux clochard dans l'oreille de Lucas.

Sous le regard interrogatif de l'inspecteur Pilguez, Lucas s'éloigna en maugréant:

– Je vais vous chercher ce dont vous avez besoin! Il revint trois minutes plus tard au volant d'une pacieuse Chrysler qu'il gara devant l'arche. Jules avança le caddie, Pilguez et Zofia aidèrent Heurt en sortir. Le vice-président s'allongea sur la banquette arrière et Jules le recouvrit complètement d'une de ses couvertures.

– Et vous aurez l'obligeance de la faire nettoyer avant de me la ramener! ajouta-t-il en claquant la portière.

Zofia s'installa à côté de Lucas. Pilguez avança à sa fenêtre.

– Ne traînez pas!

– On vous le dépose au poste? interrogea Lucas.

– Pour quoi faire? répondit le policier, dépité.

– Vous n'allez pas le poursuivre? demanda Zofia.

– La seule preuve que j'avais était un petit cylindre en cuivre de deux centimètres de long, et j'ai dû m'en séparer pour vous tirer d'affaire! Après tout, ajouta l'inspecteur en haussant les épaules, éviter les surtensions… c'est bien à ça que ça sert un fusible, non? Allez, filez!

Lucas enclencha la vitesse et la voiture s'éloigna dans un nuage de poussière. Alors qu'il roulait encore le long des quais, la voie étouffée de Ed se fit entendre.

– Vous allez me le payer, Lucas!

Zofia souleva un pan de la couverture, dévoilant le visage écarlate de Heurt.

– Je ne suis pas sûre que le moment soit bien choisi, dit-elle d'une voix réservée.

Mais le vice-président dont les clignements de paupières étaient devenus incontrôlables ajouta à l'attention de Lucas.

– Vous êtes fini, Lucas, vous n'avez pas idée de mon pouvoir!

Lucas bloqua ses freins, la voiture glissa sur plusieurs mètres. Les deux mains posées sur le volant, Lucas se tourna vers Zofia.

– Descendez!

– Qu'est-ce que vous allez faire? répondit-elle, inquiète.

Le ton qu'il emprunta pour réitérer son ordre ne laissait aucune place à la discussion. Elle descendit et la vitre se referma en couinant. Dans le rétroviseur, Heurt vit les yeux sombres de Lucas qui semblaient virer au noir.

– C'est vous qui ne connaissez pas mon pouvoir, mon vieux! dit Lucas. Mais ne vous inquiétez pas, je vais vous apprendre très vite!

Il retira la clé de contact et sortit à son tour du véhicule. À peine avait-il avancé d'un pas que toutes les portes se verrouillèrent. Le moteur monta progressivement en régime et, quand Ed Heurt se redressa, l'aiguille du cadran au centre du tableau de bord affichait déjà 4 500 tours-minute. Les pneus patinaient sur l'asphalte sans que la voiture bouge. Lucas croisa les bras, l'air soucieux, et murmura:

– Quelque chose ne marche pas, mais quoi?

Zofia s'approcha de lui et le secoua sans ménagement.

– Qu'est-ce que vous faites?

À l'intérieur de l'habitacle Ed se sentit happé par une force invincible qui l'aplatissait au siège. Le dossier de la banquette fut brutalement chassé de ses enclaves et propulsé sur la lunette. Pour résister à la force qui le tirait en arrière Heurt s'agrippa à la sangle de cuir du fauteuil, la couture se déchira et la dragonne céda. Il saisit désespérément la poignée de la porte, mais l'aspiration était si forte que ses articulations bleuirent avant d'abandonner leur vaine résistance. Plus Ed luttait, plus il reculait. Le corps comprimé par un poids sans mesure, il s'enfonçait inexorablement vers l'intérieur du coffre. Ses ongles griffèrent le cuir sans plus de succès; dès qu'il fut à l'intérieur de la malle, le dossier de la banquette reprit sa place et la force cessa. Ed était désormais dans le noir. Sur le tableau de bord, l'aiguille du compte-tours rebondissait contre la bordure extrême du cadran. De l'extérieur, le vrombissement du moteur était devenu assourdissant. Sous les roues fumantes, la gomme laissait de grasses empreintes noires, la voiture tout entière tremblait. Anxieuse, Zofia se précipita pour libérer le passager; l'habitacle était vide, elle paniqua et se retourna vers Lucas qui triturait la clé du démarreur, l'air préoccupé.

– Qu'est-ce que vous avez fait de lui? demanda Zofia.

– Il est dans le coffre, répondit-il, très absorbé. Quelque chose ne marche vraiment pas… qu'est-ce que j'oublie?

– Mais vous êtes totalement malade! Si les freins lâchent…

Zofia n'eut pas le loisir d'achever sa phrase. Visiblement soulagé, Lucas hocha la tête et claqua aussitôt des doigts. À l'intérieur de la berline, le levier du frein à main se libéra et la voiture se précipita dans le port. Zofia courut à la bordure du quai, elle se concentra sur l'arrière du véhicule qui émergeait encore des flots: le capot de la malle s'ouvrit, et le vice-président pataugea dans les eaux épaisses qui bordaient le quai 80. Flottant comme un bouchon à la dérive, Ed Heurt s'éloigna d'une brasse maladroite vers l'escalier de pierre, crachant tant qu'il le pouvait. La voiture sombra, entraînant avec elle les grands projets immobiliers de Lucas. Sur le parvis, il portait au coin des yeux la gêne d'un enfant pris sur le fait.

– Vous n'auriez pas une petite faim? dit-il à Zofia qui venait vers lui d'un pas déterminé. Avec tout ça on a un peu sauté le déjeuner, non?

EIIe le fusilla du regard.

– Qui êtes-vous?

– C'est un peu difficile à expliquer, répondit-il, embarrassé.

Zofia lui arracha la clé des mains.

– Vous êtes le fils du diable ou son meilleur élève pour réussir des tours pareils?.

De la pointe du pied, Lucas traça une ligne droite au parfait milieu du cercle qu'il avait dessiné dans la poussière. Il baissa la tête et répondit d'un air penaud:

– Vous n'avez donc toujours pas compris?

Zofia recula d'un pas, puis de deux.

– Je suis son envoyé… son élite!

EIIe plaqua sa main à sa bouche pour étouffer son cri.

– Pas vous…, murmura-t-elle en regardant Lucas une dernière fois avant de s'échapper en courant.

Elle l'entendit crier son prénom, mais les mots de Lucas n'étaient déjà plus que quelques syllabes hachées par le vent.

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