Les clients étaient peu nombreux, le kiosque allait fermer. J'entendais clairement les mots que l'homme soufflait entre ses dents: «Tu vas aller là où je te dirai d'aller, sale petite pute. Sans moi, tu n'aurais même rien à te mettre sur le cul…» Mouza protesta de la tête et alors l'homme, très calmement, avec un rictus de haine, lui pinça la lèvre inférieure, plongeant son doigt dans cette bouche déformée. Il était deux fois plus âgé qu'elle et, à cause de son costuma beige et de la couleur de ses cheveux clairsemés, ressemblait à une longue cigarette perdant son tabac. Elle voulut se dégager, mais il lui serra la bouche plus fortement, l'empêchant de parler. C'est avec ce pouce enfoncé derrière sa joue qu'elle réussit à bafouiller d'un ton pitoyable- ment comique: «Je sais où aller, moi. Je ne dormirai pas dans la rue…» Il ricana, en desserrant sa prise, comme dégoûté: «Oui, bien sûr, retourne dans ta pouillerie. On va vous foutre tous dehors bientôt…» Elle se mit à pleurer et je fus frappé par ces larmes car elle sanglotai comme une femme déjà mûre, déjà usée par la vie.
La serveuse fit résonner une demi-douzaine de bocks vides qu'elle attrapa sur ses doigts en éventail. «Alors, tu as fini ta sucette ou bien j'appelle le milicien, il est pas loin, sauve-toi avant que je devienne méchante!»
Je m'en allai avec le regret de ne pas être intervenu, cette honte que chaque homme éprouve dix ou vingt fois dans sa vie. Cette fois-là demeurerait pour moi l'une des plus pénibles.
Je n'étais pas seul à avoir vu Mouza en compagnie de l'homme ressemblant à une cigarette beige. Quelques jours plus tard, un élève prétendit les avoir surpris dans une barque accostée en amont de l'orphelinat. Malgré les exagérations salaces de son récit, je le crus car le comportement de l'homme beige qu'il décrivait correspondait exactement à ce que j'avais vu. Dans ce récit bégayant d'excitation, l'homme était assis dans la barque, le pantalon déboutonné, le bas-ventre à l'air, il sifflotait et Mouza, à genoux, avait la tête collée à ce bas-ventre, mais sa chevelure empêchait de voir… Le conteur, fier de son succès, rejoua la scène, représentant l'homme qui regardait les nuages en sifflotant, la femme et sa bouche déformée par le va-et-vient de l'effort… Village qui ne participait jamais à nos discussions rompit soudain notre cercle et, sans rien dire, frappa. Le conteur bascula en agitant les bras, se releva, les lèvres en sang, lâcha un juron et se tut en rencontrant le regard de Village. Un regard non pas menaçant mais triste.
D'une façon ou d'une autre, nous approuvions tous Village, même celui qui avait reçu le coup.
Je revis l'infirmière un jour férié de mai. Elle sortait d'un magasin, tenant une poignée d'un grand sac à provisions. L'autre poignée était tenue par… Je pensai d'abord: son frère jumeau. C'était son mari et il lui ressemblait comme une cocasse copie masculine. Presque la même taille, moyenne. La même corpulence, plutôt ronde. Des boucles claires et vaporeuses, plus brillantes même chez l'homme. Je n'éprouvai ni jalousie ni déception. Le couple rappelait des petits cochonnets de bandes dessinées et ne pouvait donc rien avoir de commun avec la femme silencieuse qui avait soigné ma blessure. De toutes mes forces, je voulus croire à la possibilité d'un tel dédoublement. Il me fallait garder dans le kaléidoscope fracassé de notre vie au moins cette brisure de rêve.
Dans ce rapide miroitement de visions, il y eut aussi ces deux jeunes filles et leurs amis qui bavardaient à l'entrée d'une allée. Nous les observions du camion qui nous ramenait d'un chantier. Le chauffeur l'avait garé sous les arbres et était allé chercher un paquet de cigarettes. L'un des garçons était assis sur son vélo, l'autre tenait le sien par le guidon. De notre enclos formé par les ridelles du camion, nous les épiions dans leur petite oasis d'insouciance. Leur liberté nous subjuguait. Même leur peau était différente de la nôtre. Après quelques journées de fournaise, nos visages pelaient, nos cheveux courts étaient rêches et décolorés. La peau dorée des jeunes filles révélait un mode de vie mystérieux où l'on prenait soin de son corps comme d'un bien… À un moment, le garçon monté sur son vélo attrapa une fine tresse de cheveux glissée sur la joue de son amie et la lui remit derrière l'oreille. Elle sembla ne pas remarquer ce geste, continuant à parler. Je sentis autour de moi une rapide tension musculaire, comme dans une salle de cinéma, lorsque le héros avance vers un danger… Une bordée de jurons explosa au milieu de notre foule serrée. Des rires, des obscénités, des coups dans la tôle de la cabine et puis, comme si quelqu'un en avait donné l'ordre, le silence. Les deux couples s'éloignèrent rapidement sous les arbres de l'allée. À côté de moi, une fille qui s'appuyait sur le bord de la ridelle avait les yeux gonflés de larmes.
Du même kaléidoscope brisé fusa cette gerbe d'étincelles: les voyous de la ville qui venaient parfois nous provoquer étaient armés de couteaux courts qu'on appelait «finnois» à double tranchant, et ce soir-là, dans l'air déjà sombre, le choc d'une lame contre une barre de fer fit jaillir une minuscule gerbe bleu-vert. Nous ne savions pas encore que ces bagarres étaient en fait un moyen, pour la pègre locale, de nous tester. C'est parmi des jeunes comme nous qu'on recrutait ceux qui n'avaient rien à perdre ni personne à aimer. Ce feu d'étincelles fixa dans mes yeux le visage plat, laid d'un des assaillants. Quelques jours plus tard, je le croiserais près de la gare. Il serait en train de tendre un briquet à l'homme beige.
C'est de cette gare que je partais pour la bourgade où vivait Alexandra. Je n'étais pas revenu la voir depuis les fêtes de mai et nous étions déjà à la fin du mois. Les passagers parlaient d'un incendie qui venait de détruire un dépôt de chemin de fer, le souffle chaud avait un goût acre de résine calcinée… Je ne trouvai pas Alexandra chez elle, descendis, contournai la maison et l'aperçus au loin, debout, à côté des voies. Je la voyais de dos, mais devinais son geste: la main en visière, elle regardait les nuées de fumée au-dessus des longues bâtisses du dépôt. Le mouvement des trains était interrompu, les casques des pompiers scintillaient au milieu des rails, on entendait le craquement des poutres qui s'effondraient, le sifflement des jets. De temps en temps, l'éclipsé cernait à travers la fumée un fantôme de soleil, la journée se figeait dans le contraste noir et blanc d'un négatif. Puis la vivacité des flammes, l'intensité du ciel se déversaient dans ce crépuscule momentané. Près d'un butoir, entre les rails, les grappes d'un lilas semblaient fleurir dans une journée d'un autre monde.
La silhouette d'Alexandra se perdait face à la hauteur des fumées, devant l'horizon des plaines où menaient les voies désertes. Je la regardais et plus clairement que jamais je croyais comprendre qui elle était. Je me rappelai les paroles du vieux Tatar Youssouf, son voisin: «Tu sais, Alexandra, vous autres, les Russes…» Il avait raison, cette femme qui se tenait au milieu des rails, le regard fixé sur les flammes, était russe. Le temps avait effacé en elle tout ce qui pouvait encore la distinguer de la vie de ce pays, de ses guerres, de ses douleurs, de son ciel. Elle en faisait partie, comme l'ondulation d'une tige d'herbe au milieu de la houle infinie de la steppe. Elle s'était inventé une patrie lointaine et une langue. Mais sa vraie patrie était cette pièce minuscule dans une vieille maison en bois, à moitié détruite par les bombes. Cette maison et l'infini des steppes alentour. Le lieu où elle resterait à jamais enfermée, prisonnière d'une époque faite de guerres et de souffrances. Je me sentis chanceler à la frontière de ce passé, risquant de me laisser entraîner dans sa béance noire. Il fallait m'en écarter, fuir.