«Tu lui diras que c'était encore ce bac à merde rouillé…» Je restai indécis, regardant tantôt lui, tantôt le filet du sang. «Vas-y», dit-il plus bas, sans brutalité, et il me sourit avec une expression de bonté que je n'avais jamais vue sur aucun visage à l'orphelinat.
À l'infirmerie, je tombai pour quelques minutes dans cet état hypnotique que la lenteur de la femme faisait régner autour d'elle. Un état de félicité pour moi, mélange de douceur maternelle et de tendresse amoureuse.
Il ne restait plus de la bibliothèque de Samoïlov, dans la pièce condamnée, que les volumes très abîmés par l'incendie. Les mains couvertes de cendre, j'essayais de les ramener à la vie, plutôt par respect pour leur infirmité. Souvent la lecture devenait impossible. J'avais juste le temps de fixer une feuille brunie par le feu et déjà elle s'effritait entre mes doigts en emportant à jamais son contenu. C'est ainsi que je lus, sans pouvoir le relire, un bref poème dont les scènes se trouvèrent étrangement en accord avec la fragilité de cette unique lecture. Je ne connaissais pas l'auteur, sans doute un des obscurs poètes de la périphérie du romantisme. La bibliothèque de Samoïlov, composée avec l'appétit omnivore d'un néophyte, était riche de ces noms négligés par les anthologies et aurait pu, me dirais-je des années plus tard, tracer une histoire littéraire originale, presque parallèle à celle qu'on enseigne et honore.
Le poème avait pour titre «Le dernier carré», emprunté probablement à Hugo et en écho aux épopées guerrières du début du dix-neuvième. Les soldats de ce carré tombaient les uns après les autres devant l'assaut d'un ennemi plus nombreux et mieux armé. Le héros n'exprimait qu'une crainte, celle de voir ses compagnons fléchir. Ils tenaient bon pourtant (une rime me reviendrait, un jour: «batterie – fratrie»), resserraient leur carré pour refermer les brèches laissées par les morts. À la fin, ils restaient deux, le héros et son ami. Dos à dos, ils se battaient par pure bravoure, chacun redoutant de laisser l'autre seul. Quand enfin le cœur du guerrier fut transpercé, il se retourna et vit, à la place de son ami, un ange dont les ailes puissantes étaient tachées de sang.
La page se cassa entre mes doigts comme une fine couche d'ardoise. Ce côté immatériel renforrça l'effet des mots. Peu de strophes garderaient dans ma mémoire autant de vitalité que ces vers sans renom.
Je me souviens aussi de l'une des dernières (peut-être même de la toute dernière) lectures en compagnie d'Alexandra. Cette soirée à la fin du mois de mars resta longtemps claire, nous pouvions boire notre thé et lire sans allumer. Parfois un train passait et dans ses compartiments éclairés se laissait surprendre la vie des voyageurs: cette femme qui bordait un drap sur sa couchette, ce jeune homme, les mains en œillères, le front collé à la vitre, comme s'il espérait voir ceux qu'il venait de quitter… Alexandra avait ouvert la fenêtre, l'air attiédi apportait l'agréable amertume des derniers amas de neige, de l'écorce gonflée des arbres. Promesse de printemps. J'y pensai en observant Alexandra qui lisait à haute voix, un reflet de sourire teintant ses lèvres. Pour la première fois, je pensai à ce que pouvait ressentir une femme à l'arrivée d'un nouveau printemps. Une femme de son âge. Ou peut-être l'âge ne comptait-il pas?
Le livre qu'elle lisait provenait de la bibliothèque ravagée, de ce lot de volumes d'auteurs oubliés auquel appartenait «Le dernier carré». Il s'agissait d'un recueil de courts textes, intéressants uniquement par leur jolie construction qui laissait planer le suspense, l'espace d'une demi-page, avant la victoire du Bien. J'écoutais, bercé par ces dénouements facilement prévisibles, quand soudain le récit suivant, plus bref encore que les autres, rompit ce va-et-vient de la narration. Un amoureux se prend d'une passion folle pour une jeune femme aussi belle que cruelle, il lui déclare son amour et lui offre son cœur. «Non, cher ami, ton cœur je l'ai déjà. Pour me prouver que tu m'aimes vraiment, apporte-moi le cœur de ta mère, oui, le cœur que tu arracheras de sa poitrine.» Le soupirant court chez lui, poignarde sa mère, s'empare de son cœur. Pressé de combler sa bien-aimée, il trébuche sur le chemin, fait une chute, laisse échapper le cœur qui tombe au milieu des cailloux. L'amoureux gémit, se relève et, tout à coup, entend une voix inquiète, le cœur de sa mère: «Tu ne t'es pas fait mal, mon fils?»
Je n'eus pas souvenir de me redresser, de quitter la pièce, de courir. Tout simplement, après une totale rupture de conscience, je me vis debout, dans la pièce condamnée que j'avais donc gagnée en sortant par le palier, en glissant contre le mur de la maison, sur une vieille plinthe, en poussant la porte. J'étais là, la lèvre mordue jusqu'au sang pour ne pas hurler, les yeux ne voyant rien au début, puis voyant ce vide derrière la porte: les champs sous une neige grise, fatiguée, le ciel éteint, le printemps. Un monde parfaitement familier et méconnaissable. Alexandra ne m'appela pas, me laissa seul, attendit tranquillement que je descende. Et ne reparla jamais de ce récit.
Bien des années plus tard, la différence entre la langue maternelle et la langue apprise deviendrait un sujet à la mode. J'entendrais souvent dire que seule la première pouvait évoquer les liens les plus profonds et les plus subtils – les plus intraduisibles – de notre âme. Je me souviendrais alors de l'amour maternel que j'avais découvert et ressenti en français, dans un petit livre tout simple aux pages marquées par le feu.
***
Dans l'embrasement du soleil, d'immenses plateaux de glace descendaient le fleuve, se heurtaient, se brisaient, découvrant leur tranche verdâtre, épaisse parfois d'un mètre. Au moment de notre passage, un pan de banquise percuta un pilier du pont. La chaussée vibra sous nos pieds. L'écho du choc détona. En rompant nos rangs, nous nous jetâmes vers la rambarde. Ce fut un vertige d'ivresse: l'éblouissement des gerbes de lumière, la fraîcheur fauve des eaux libérées et la puissance bestiale des glaces qui se dressaient contre le pilier, se soulevaient par secousses. Sur la rive opposée, semblables à des fourmis noires, des enfants jouaient aux draveurs, sautant d'une banquise à l'autre. La surface blanche se fendait, les jeunes trompe-la-mort s'élançaient vers le fragment le plus large qui se morcelait à son tour, les chassant tantôt sur la terre ferme tantôt, pour les plus fous, sur un bloc dont l'instabilité exigeait des contorsions d'équilibriste. Ce jeu, vu de la hauteur du pont, rappelait le papillotement d'un kaléidoscope.
Notre vie à nous, durant ces mois printaniers, faisait penser à un kaléidoscope dont on aurait fracassé le tube et laissé échapper, peu à peu, les paillettes de verre et les miroirs. Les événements défilaient, moins pour nous mener vers l'avenir que pour épuiser, jusqu'au dernier éclat de rêve, nos années d'orphelinat.
Il y eut, en quelques semaines, plusieurs fugues, de vraies fugues sans retour dont l'une se terminerait, nous apprendrait-on, en Extrême-Orient. Puis, juste avant les fêtes de mai, cette élève que le directeur amena vers une ambulance garée près de l'entrée. Il était difficile d'imaginer qu'une adolescente de quatorze ans, maigre et aux traits effacés, allait bientôt devenir mère, et que depuis l'automne dernier elle portait en elle cette autre vie et parvenait à ne pas se trahir parmi nous qui barbouillions les pages de nos manuels et racontions des blagues sur Brejnev.
Un des premiers soirs de mai, je compris que le monde des autres exigerait de nous un tribut. J'étais accoudé à une table haute, à côté d'un kiosque où l'on servait de la bière. Je n'avais pas d'argent mais, tant que la serveuse ne remarquait pas ma présence, je pouvais écouter les conversations des clients. C'étaient surtout des hommes qui, avant de retrouver sans joie leurs foyers (je découvrais qu'un foyer familial pouvait être sans joie), exposaient ici leur virilité, parlaient des femmes (deux catégories: celles qui «donnaient» et les autres), blâmaient l'injustice du sort. Des femmes, il y en avait peu dans ce lieu mâle. Ce soir-là, une seule, à deux tables de la mienne. L'homme qui l'accompagnait lui parlait sur un ton si méprisant qu'on avait l'impression qu'à chaque mot il rassemblait sa salive pour cracher. À un moment, il la gifla d'une petite claque sèche, furtive. Elle tourna le visage, je la reconnus. C'était Mouza, une fille de l'orphelinat, de trois ans mon aînée. Elle avait peut-être du sang caucasien ou tatar car ses traits étaient d'une extraordinaire finesse ciselée, l'un de ces visages dont la noblesse et l'harmonie font douter des origines zoologiques du genre humain. Personne parmi les élèves ne s'était jamais avisé de la courtiser. Ce degré de beauté la situait, pour nous, dans une autre espèce vivante, entre une branche enneigée et une étoile filante…