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Elle traversa la rue printanière. Le capitaine fit quelques pas vers elle en laissant planer sur son visage un sourire un peu mystérieux. Puis, d'un geste de prestidigitateur, il enleva sa belle casquette bleu marine et s'inclina vers la femme qui s'arrêtait devant lui. La foule retint son souffle… Le capitaine embrassa la directrice sur la joue…

Donc ils savaient faire tout ça! Elle: s'habiller avec élégance, se coiffer, être vive, désirable; lui: maîtriser ce bel engin, ouvrir la portière devant une dame en lui jetant une parole courtoise. Mais surtout démarrer à la Belmondo!

Oui, il le fit pour nous, en brûlant le feu rouge, en narguant les uniformes gris, en rejetant les rues de Nerloug de ses quatre roues furibondes. Le vrombissement de la belle étrangère nous assourdit, sa vitesse déforma toutes les perspectives habituelles – les arbres et les maisons semblaient déferler sur nous. Et la voiture, en faisant crisser ses pneus, tournait déjà vers l'avenue Lénine. Et dans sa fenêtre ouverte nous voyions battre au vent un bout de l'écharpe rose de notre directrice. Comme en signe d'adieu…

Une semaine plus tard, la ville trouva la clef du mystère… Le jour de la dernière tempête, profitant de la fermeture de l'école, la directrice avait décidé d'aller voir ce film – à la toute première séance, pour être sûre de ne pas se laisser surprendre par les élèves. Tout le monde parlait depuis des mois d'un certain Belmondo. Mais elle ne pouvait pas s'abaisser à ce genre de culture de masse. Pourtant, la tentation était grande. La directrice avait dû sentir un air nouveau se répandre dans les rues de Nerloug…

Le lendemain de la tempête, à peine les chasse-neige avaient-ils déblayé les artères principales de la ville qu'elle alla au cinéma. Blindée dans sa carapace de laine épaisse, elle se rendit compte avec satisfaction qu'elle était pratiquement seule dans la salle…

Le capitaine n'arriva qu'après le journal. Discipliné, il regarda son billet, chercha son rang et sa place et s'assit à côté d'elle. Il avait sa tête des mauvais jours – des jours où il fallait quitter le navire et plonger dans l'agitation quotidienne en redevenant un homme comme les autres. Il allait à Novossibirsk, son train avait été bloqué à Nerloug par ce dernier combat de l'hiver, on ne prévoyait pas le départ avant vingt-quatre heures. Excédé par l'attente inutile, mal rasé, hargneux, le capitaine échoua dans la salle froide de L'Octobre rouge, à côté d'une femme dont il pensa avec écœurement: «En voilà donc une Nerlougienne… Oh, mon Dieu! Comment une femme peut-elle s'attifer ainsi? Mes matelots s'en tireraient mieux. Un joli visage, mais cette mine! On dirait une religieuse en plein carême…»

La lumière s'éteignit. L'écran se colora. Une ville fabuleuse émergeait de la mer d'azur. Avec ses palais, ses tours se mirant dans l'eau… Et le capitaine, oubliant tout de suite et Nerloug et son train et L'Octobre rouge, murmura en reconnaissant la silhouette aérienne:

– Vénetsia!

Les longs cils de la directrice trémirent…

Belmondo surgit, concentra dans son regard toute la magnificence du ciel, de la mer, de la ville, et se propulsa à travers les canaux sur son bateau fou.

– J'ai réservé une suite royale pour cette nuit! annonça-t-il, s'encastrant dans le hall de l'hôtel au volant de sa vedette.

Un écho doux résonna dans le cœur des deux spectateurs solitaires: «Une suite rovale… Pour cette nuit…»

Et dans la suite en question une sorte de bacchante sur talons aiguilles et très peu habillée arrachait la nappe en invitant le héros à une orgie sauvage:

– Tu vas me posséder sur cette table, tout de suite!

La directrice se raidit, sentant ses cheveux se tendre sur ses tempes. Le capitaine toussota.

– Et pourquoi pas debout dans un hamac ou sur des skis? répliquait Belmondo.

C'était vraiment trop bête! Merveilleusement bête! Ahurissant! Le capitaine se mit à rire à gorge déployée. La directrice, ne parvenant plus à lutter contre le rire en ébullition, le suivit en appliquant sur ses lèvres un mouchoir aux bords de dentelle…

Et, de nouveau, on vit la ville sortir de l'onde de la lagune, mais cette fois parée dans sa beauté nocturne. Belmondo apparut, surpris dans cet instant fugitif de vague à l'âme entre deux aventures. Il était assis sur un parapet de granit, le regard éteint, l'air mélancolique. Nous avions toujours pris ces moments pour une pause nécessaire au milieu des cascades. Mais deux spectateurs solitaires perçaient dans cette parenthèse silencieuse un tout autre sens… C'est alors que le capitaine, en tournant légèrement la tête vers sa voisine, répéta rêveusement:

– Vénetsia!

Quant à nous autres, badauds fascinés par le véhicule occidental, ce jour de mai, nous avons clairement compris l'étendue du bouleversement provoqué dans notre vie par Belmondo. Si une voiture fraîchement sortie de ses films pouvait éventrer la perspective figée de l'avenue Lénine, transformant notre directrice en créature de rêve, quelque chose avait définitivement changé. Les uniformes gris, nous le savions, envahiraient les rues de nouveau; l'usine de barbelés La Communarde augmenterait la productivité et dépasserait le plan; l'hiver reviendrait… Mais rien ne serait plus comme avant. Notre vie s'ouvrait désormais sur un infini ailleurs. Le soleil embrouillé entre les miradors du camp reprenait peu à peu son va-et-vient majestueux.

Rien ne serait plus jamais comme avant. Nous voulions tellement y croire!

17

Quand est-ce donc enfin arrivé?

Ce jeune corps féminin qui m'accueillit, me moulant, m'aspirant, m'absorbant dans ses odeurs, dans la souplesse fuyante de sa peau, dans la fumée noire de ses cheveux répandus sur l'herbe. Et ce vent fort et chaud du début de l'été, le vent des steppes qui contrastait tellement avec la fraîcheur glacée de l'Oleï en crue. Ses eaux cristallines nous entouraient de toutes parts. Et ce hamac qui se balançait dans le vent… Oui, un hamac! Nous n'avions rien oublié, Belmondo! Ce vent, ce ciel renversé dans ses yeux bridés aveuglés par le plaisir, sa plainte haletante… Quand?

L'arrivée de Belmondo avait interrompu le cours régulier du temps. L'hiver avait perdu sa signification de sommeil éternel. Les soirées – à cause des films – celle d'apaisement vespéral. L'instant de dix-huit heures trente s'était imposé à tous avec une évidence cosmique. Nous vivions au gré de ces rythmes nouveaux, nous retrouvant aujourd'hui au Mexique, demain à Venise. Toute autre temporalité était caduque…

Impossible de me souvenir si c'était l'An I ou l'An II de notre nouvelle chronologie. Impossible de dire si j'avais quinze ans comme au printemps de notre fugue à l'Extrême-Orient, ou bien seize, c'est-à-dire un an après le retour de Belmondo. Je n'en sais rien. Selon toute vraisemblance, c'était bien le deuxième printemps. Car je n'aurais pas pu vivre tout cela en une seule année. Mon cœur eût explosé!

Quinze ans, seize ans… Ces marques sont d'ailleurs si relatives tant l'intensité de nos passions était vive. Non, j'avais l'âge de la nuit dans l'isba de la femme rousse, et l'âge de la première gorgée de cognac, et celui du goût salé du Pacifique. L'âge où l'on découvrait que la fragile beauté du genou féminin pouvait causer une douleur déchirante, être un supplice bienheureux. L'âge où la chair blanche, pulpeuse d'une prostituée vieillissante me hantait par sa matérialité infranchissable. L'âge du mystère dévoilé du Transsibérien. L'âge où le corps féminin m'apprenait, mot après mot, geste après geste, son langage. L'âge où l'enfance n'était plus qu'un écho affaibli – comme le souvenir de cette grande larme glacée dans l'œil du loup étendu de tout son long dans la neige bleutée du soir.

Quinze ans, seize ans… Non, j'étais plutôt cet étrange alliage des vents, des silences et des rumeurs de la taïga, des lieux visités ou imaginés. J'étais quelqu'un qui savait déjà, grâce à la bibliothèque d'Olga, que les châtelaines féodales avaient un corsage long comme celui de la malheureuse Emma. Que les épaules d'une odalisque au bain étaient recouvertes d'une couleur ambrée… Et qu'il fallait être un vrai goujat, comme ce hobereau chez Maupassant, pour demander à l'hôtelière de préparer un lit à midi, divulguant ainsi ses intentions à l'égard de sa jeune épouse cramoisie… Instruit par Musset, je savais que les amoureux romantiques choisissent toujours une matinée froide et ensoleillée de décembre pour se séparer à jamais – limpidité des sentiments consumés, amertume clarifiée des passions assagies. J'étais quelqu'un qui, en observant la monstrueuse décomposition des chairs de Nana, secouait la tête dans un refus violent: non, non, au-delà de ce magma charnel condamné à la désagrégation il y a autre chose! Il y a ce chant qui surgit des neiges et qui se répand dans le ciel violine d'avril… Et dans la chambre de l'hôtel du Lion rouge, j'apercevais ce que beaucoup de lecteurs occidentaux n'avaient même pas remarqué: sur la cheminée on entrevoyait, dans un rapide trait d'écriture, deux grands coquillages. Il suffisait de les appliquer à son oreille – Emma, l'avait-elle fait? me demandais-je souvent – et l'on entendait le bruissement de la mer. Comme nous nous sentions proches, à ces moments, de cette femme adultère, avec nos rêves fous du Pacifique!

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