Et comme un monogramme deviné au milieu des entrelacs, l'ovale terne s'éclaira, se précisa tout à coup. La femme rousse me regardait avec les yeux de la jeune inconnue des photos. Elle retrouvait son visage d'antan. Dans mon souvenir d'elle.
À mon retour, ma tante ne me dit rien. Elle m'ouvrit la porte en essayant de ne pas rencontrer mon regard et alla se recoucher en pensant sans doute que je revenais de mon premier rendez-vous d'amour, de ma première aventure d'homme…
Je me réveillai au milieu de la nuit. Dans le sommeil, je crus enfin comprendre pourquoi la petite maisonnette d'oiseaux évoquait obstinément pour moi quelque souvenir vague. C'est qu'elle avait été confectionnée avec beaucoup de soin et de finesse. Ses murs, les pentes de son toit et son perchoir portaient des ornements – des cannelures taillées dans le bois. Oui, elle m'avait rappelé les bords ouvragés des photos. C'étaient les traces d'une vie rêvée que quelqu'un avait voulue belle, même dans les petits riens de l'existence. «Comme il devait l'aimer, cette femme!» chuchotai-je tout bas dans l'obscurité, surpris moi-même de ces paroles.
Quelques jours plus tard, dans l'embrasement du soleil, le village rompit ses amarres: l'Oleï s'ébranla, brisa ses glaces, s'élança vers le sud. Vers le fleuve Amour.
Enivrés par ce mouvement plein de fraîcheur lumineuse, nous étions pris de vertige. Le ciel se renversa dans le ruissellement du courant. Nos isbas naviguaient au milieu des neiges encore intactes, entre les murs sombres de la taïga.
Tous les trois nous contemplions ce lent glissement. Outkine se tenait à deux pas derrière nous. C'était la première fois après tant d'années qu'il venait voir la débâcle…
D'ailleurs, cette délivrance du flux printanier n'avait rien de la force dévastatrice de l'Amour. Rien de symbolique non plus. C'était tout simplement la carapace hivernale de la rivière qui se rompait. Une carapace de jours, de souvenirs, d'instants, qui s'en allait vers le sud, dans le crissement mélodieux des glaçons, le clapotis des torrents libérés, dans les gerbes du soleil.
Sur les glaces flottantes, nous vîmes passer les traces de nos raquettes, les trous laissés par nos piques. Puis, ce fut le tour du Tournant du Diable, les ornières profondes creusées dans la neige par les roues de lourds camions, les pointillés noirs de cambouis…
Soudain, il y eut un mouvement inattendu. Un large pan de glace près de la petite isba des bains se détacha et, glissant sur la rive, suivit la navigation générale. Nous n'avions plus d'yeux que pour sa surface anguleuse. On y voyait distinctement, moulées dans la neige, les empreintes de deux corps nus. C'étaient celles laissées par Samouraï et moi lors de notre dernier bain nocturne deux jours auparavant – la trace de notre béatitude muette face au ciel étoile. Ces deux corps aux longues jambes écartées et aux bras en croix s'éloignaient lentement vers le grand fleuve. Vers le soleil d'Asie. Vers l'Amour…
16
Toute cette journée de la débâcle, Outkine resta un peu distrait, vague. À cause du souvenir douloureux du fleuve, pensions-nous. Mais le soir, alors que nous étions assis sur le premier talus libéré de neige, il tira de sa poche une feuille froissée et, avec un sourire tendu, annonça:
– Je veux vous lire un poème!
– Un poème de Pouchkine? demandai-je, goguenard.
Outkine ne répondit pas, baissa les yeux et se mit à lire. D'une voix inégale, asséchée, qui semblait ne plus lui appartenir. Aux premières lignes, je faillis pousser un sifflement. Samouraï m'arrêta d'un regard rapide et froid.
Je sais que ton attente sous cette neige
Est plus désespérée que la mort…
Je sais qu 'en passant à côté de toi
Je n 'aurai droit qu 'à un regard de pitié
Mais je ne m'approcherai pas
Je resterai là, dans le brouillard froid de la plaine,
Juste pour qu 'il y ait une présence dans ce vide blanc…
Une silhouette lointaine. Et tu pourras le rêver,
Cet homme qui ira éternellement à ta rencontre,
Sans jamais arriver…
Aux dernières paroles, la voix d'Outkine s'étrangla. Il plongea la feuille dans la poche de sa touloupe, se leva brusquement et se mit à courir le long de l'Oleï en s'enlisant dans la neige molle. Il ressemblait plus que jamais à un oiseau blessé qui s'efforçait de s'envoler…
Nous nous taisions. Samouraï sortit son cigare, l'alluma d'un geste lent, le regard rêveur. En soufflant sa fumée amère, il haussait les sourcils, secouait légèrement la tête au rythme de ses pensées silencieuses. Puis, remarquant que je suivais sur son visage le cours de ses réflexions, il claqua la langue, poussa un soupir:
– Les femmes sont quand même bêtes. Pour un poème comme ça, elles devraient se damner! Mais elles aiment les beaux petits mecs comme toi ou les gros baraqués comme moi. Et lui… il court, là, comme un fou… Regarde, il est tombé, le malheureux!… Non, non, il faut le laisser seul, maintenant…
Samouraï se tut. Nous voyions Outkine, au loin, se relever, secouer la neige collée à sa touloupe et reprendre sa marche boiteuse vers les premiers arbres de la taïga… Tout à coup Samouraï sourit et me lança un clin d'œil.
– Mais avoue qu'il n'aurait jamais eu le courage de nous lire son poème, si on n'avait pas connu Belmondo! Il ne l'aurait même pas écrit, peut-être…
Nous revenions au village dans la lumière bleue et fluide du crepuscule de printemps.
– Va frapper chez lui, me demandas Samouraï. Dis-lui que demain ils passent le film pour la dernière fois. On ne sait pas maintenant quand on pourra le revoir. Celui-ci ou d'autres. Peut-être pas avant l'hiver prochain…
Le lendemain, à dix-huit heures trente, après les performances du travail socialiste et la remise de décorations au Kremlin, nous entrions dans une ville féerique sortant de l'onde marine. Venise! Et l'indomptable Belmondo s'élançait au volant d'une vedette rapide, se frayant un passage entre des gondoles langoureuses. Fuyant ses poursuivants, il s'engouffrait avec son bateau ivre directement dans le hall d'un luxueux hôtel dont le rez-de-chaussée dépassait à peine le niveau du canal. Les portes vitrées volaient en éclats, les employés se réfugiaient dans des recoins protégés. Et lui, sourire indulgent et geste large, annonçait:
– J'ai réservé la suite royale pour cette nuit…
Et que de lèvres murmuraient au milieu de notre taïga durant ce printemps sibérien le mot magique de «Vénetsia»!…
Samouraï avait vu juste: après cette séance, Belmondo prit congé. Comme si, en été, sa présence au bout de l'avenue Lénine était moins indispensable. C'est vrai, les arbres se couvraient de l'ombre verdoyante des premières feuilles et dissimulaient peu à peu le bâtiment trapu de la milice et du KGB, effaçaient les contours anguleux de l'usine de barbelés.
Mais surtout, l'Occident qu'il avait voulu acclimater sur le permafrost de nos terres semblait prendre racine. L'été se chargerait du reste, devait-il penser en s'en allant en vacances.
Oui, l'Occident paraissait désormais bien implanté dans nos cœurs. N'est-ce pas un hasard si même les documentaires stupides sur le blindage d'or des décorations kremléniennes et sua les tisseuses stakhanovistes provoquaient en nous à présent une sorte de vague à l'âme? Nous nous souvenions qu'en hiver ces tisseuses et ces vieillards décorés précédaient l'apparition de notre héros. Maintenant, ils nous étaient presque chers. Et, ébahis, nous découvrions sous leurs masques de robots de propagande la première nostalgie de notre vie: nos longues marches à travers la taïga enneigée, les constellations complexes de senteurs, de tons lumineux, de sensations…