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Ma maîtresse m'avait donné rendez-vous pour la nuit, et je portais lentement mon verre à mes lèvres en la regardant. Comme je me retournais pour prendre une assiette, ma fourchette tomba.

Durant tout ce temps-là, je ne cessai de penser à la femme rousse dans son isba ensevelie sous la neige. Mon souvenir était même devenu plus intense. La découverte de l'Occident avait enlevé à cette nuit de tempête son sens tragique – la prostituée rousse s'était transformée très logiquement en ma première expérience amoureuse, en ma première conquête. Ardemment, j'attendais la suite. Je les voyais déjà arriver, mes amoureuses futures: tantôt en belles espionnes aux chairs robustes et bronzées, promettant de torrides corps à corps sur le sable chaud de l'océan, tantôt en séductrices langoureuses aux charmes décadents et pervers…

La femme rousse devenait la matière de ces fantasmes – cette argile de chair, ce magma corporel que je voulais anonyme. Je n'avais besoin que de sa pesanteur physique, du poids de ses seins, de la lourdeur de ses cuisses, du chaud volume de ses hanches. C'est cette masse que je sculptais indéfiniment en lui imprimant la forme de mes rêves d'Occident. Oui, c'était la matière amorphe qui se laissait modeler par le ciseau de l'esprit occidental. Le désordre haletant de la nuit de tempête s'alignait dans une intrigue amoureuse, le grand corps de la Rousse se couvrait de beaux vêtements et ses jambes de la patine transparente des bas. Et de notre accouplement pénible sous une ampoule aveuglante, il ne restait que la sensation d'étreinte qui se distillait en glissant sous la lumière discrète d'un compartiment de luxe, vers la pénombre d'un salon où, face au feu de cheminée, une femme découvrait insensiblement sa nudité délicate…

La clarté occidentale chassait tout ce qu'il y avait eu de désordonné dans cette nuit. Les photos étalées sur la couverture, ses larmes, sa maladresse de femme ivre me paraissaient maintenant de menues scories, des miettes d'argile rejetées par un ciseau savant et précis. La femme rousse était tout le temps là, devant mon regard envahi par les corps féminins en gestation. Et elle n'était plus transformée par ma science occidentale, méconnaissable sous ses nouveaux habits. Quant à son visage, depuis cette nuit-là, j'avais oublié son expression. La neige, la fatigue, l'ivresse l'avaient rendu semblable à une aquarelle délavée. Cela facilitait beaucoup ma sculpture amoureuse.

Bizarrement, plus le corps de la prostituée rousse s'estompait plus je ressentais la nécessité de revenir la voir, de refaire cette première expérience, mais avec un regard tout neuf. Refaire provision de magma charnel pour mes fantasmes. Posséder ce grand corps fané en puisant sa matière première de sensations que j'allais par la suite affiner. Utiliser son abondance facile en attendant l'Occident.

Et puis, la revoir avait désormais pour moi l'importance d'un symbole. Je ne supportais plus le destin de «ni l'un ni l'autre». Il fallait faire un choix. On ne pouvait pas vivre en balançant entre ce Chinois à demi fou embrouillé dans son conte interminable et l'univers de Belmondo, entre l'Orient et l'Occident. Et notre choix était définitif. La visite chez la prostituée rousse devait tirer un trait sur le conte d'Asie. Un adieu sans retour

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Je mis longtemps avant de me décider à aller à Kajdaï. Les jours passaient et je n'étais jamais seul. La séance de dix-huit heures trente, le thé chez Olga, nous passions tous nos moments libres ensemble.

C'est un soir d'avril, tiède et silencieux, qui rendit cette rencontre d'adieu possible…

Dès l'après-midi, nous l'avions tous senti dans l'air: l'hiver allait livrer sa dernière bataille d'arrière-garde. Le ciel se voila, se radoucit, s'alourdit d'une attente nuageuse. Les grands flocons se mirent à tournoyer dans un souffle de plus en plus abondant, de plus en plus vertigineux. C'était le début de la dernière tempête de neige. Par ce soupir affaibli, par ce souffle indolent, l'hiver voulait montrer sa puissance au printemps victorieux tout proche. Tel un grand oiseau fatigué par le voyage long de sept mois, il agiterait désespérément ses grandes ailes blanches et s'envolerait enfin en laissant nos isbas sous la couche moelleuse de son duvet neigeux…

Le lendemain, le village se réveilla enseveli. Mais cette fois, on sentait que c'était bien la fin de l'hiver. La couche de neige que je perçais avec une pelle en contreplaqué avait une légèreté lumineuse et s'affaissait d'elle-même – dans un éboulement alangui. Et le soleil, à la surface, était déjà tout printanier. Il brillait d'un éclat chaud sur quelques cheminées qui pointaient de la neige, sur les faîtes noircis des toits. Une senteur dense parvenait de la taïga, l'odeur troublante du puissant réveil de vies végétales infinies. Et un choucas, démesurément grand sur un peuplier devenu tout petit, criait avec une joie folle et désordonnée. Me voyant sortir de ma percée, il se jeta dans le ciel en remplissant l'air de ses appels enivrés. Puis, dans le silence ensoleillé, j'entendis le murmure des gouttes qui se formaient le long du toit chauffé par les rayons. Naissance secrète du premier ruisseau…

Le soir, je me dirigeai vers Kajdaï. J'arrivais non pas de notre village, mais du côté de Nerloug. C'est là, à la ville, que je venais d'acheter ce que je n'avais encore jamais tenu entre les mains: une bouteille de cognac. Elle était plate et l'on pouvait la glisser facilement dans la poche de la touloupe. Je la retirais de temps en temps, dévissais le bouchon qui cédait avec un crissement agréable et j'avalais une petite gorgée cuisante.

Je ne voyais plus que le corps de la femme; rousse. Après chaque gorgée, je le maniais de plus en plus habilement, je l'étreignais sans ménagement. Je fouillais dans cette chair pour lui prendre ce que mon rêve allait, plus tard, modeler. Et, de plus en plus, j'étais fier de ma virilité méprisante. J'y voyais le signe de la rupture définitive avec mon passé. Oui, il me fallait mépriser ce grand corps amorphe, l'humilier, lui imposer ma force dédaigneuse. En glissant dans la plaine inondée de lumière cuivrée, je m'excitais à l'image de cette chair-argile. Mes doigts se remplissaient de la masse de ses seins que je tirais, pétrissais, en malaxant, en torturant leur pulpe granuleuse. Ma main ne se cramponnait plus bêtement à son épaule, comme la première fois, mais s'enfonçait dans l'épaisseur molle de ses lourdes cuisses. Je me sentais sculpteur, artiste puisant son matériau dans la nature généreuse mais privée du sens de la forme. Et aussi un Occidental – un être donnant à son désir, à son amour, au corps féminin l'orgueilleuse clarté de la pensée.

Grâce aux lectures d'Olga, je me familiarisais chaque jour davantage avec cette clarté. J'étais sûr que ce merveilleux éclairage pouvait rendre compte de nos sentiments les plus ténébreux. Même de cette visite chez la femme que je n'avais jamais aimée et dont le corps me faisait peur par son énormité affaissée. Mon désir de la revoir s'associait peu à peu dans ma tête avec l'élégance perverse de la femme-confidente qui découvrait lentement la roseur pâle de sa hanche. Et qui gardait dans son regard un reflet de compassion presque maternelle…

Oui, à un certain moment, je me sentis pervers. Donc grand. Donc libéré de tout ce fouillis de petits riens sentimentaux que mon esprit avait autrefois traînés dans un flux indistinct. J'étais pervers, je le comprenais, donc j'étais un Occidental! Et libre, car j'allais faire de ce corps qui m'attendait déjà ce que je voudrais, sans le moindre état d'âme. Et j'allais le quitter, sans que la femme rousse sache que c'était notre dernière rencontre…

Heureux d'avoir enfin tout compris, je m'arrêtai au sommet d'une grande dune de neige qui surplombait la vallée de l'Oleï. En plissant les yeux sous l'éclat du couchant, je dévissai le bouchon et bus une longue gorgée du liquide brunâtre dont le nom étranger sonnait si bien à l'oreille. Et dans ma tête résonnaient ces quelques phrases dans toute leur limpidité occidentale, qui exprimaient idéalement ce que je m'apprêtais à vivre:

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