Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Pourquoi Belmondo?

Parce qu'il arriva au bon moment. Il surgit au milieu de la taïga enneigée, comme propulsé par une fantastique cascade. Oui, c'était l'une de ses cascades – éblouissante série de sauts, de courses-poursuites, de coups de pistolet et de coups de poing, de culbutes, de tours de volant, d'envols et d'atterrissages. C'est ainsi qu'il avait atterri en pleine taïga!

Il arriva au moment où la coupure entre l'avenir promis et notre présent était prête à nous rendre irrémédiablement schizophrènes. Quand, au nom de notre projet messianique, les pêcheurs s'apprêtaient à ne pas laisser un seul poisson dans les mers, et les bûcherons à transformer la taïga en un désert de glace. Alors qu'au Kremlin un vieillard décorant l'autre le sacrait «trois fois Héros du travail socialiste» et «quatre fois Héros, de l'Union soviétique». Et sur la poitrine rétrécie du décoré, il ne restait plus de place pour accrocher toutes ces étoiles d'or…

Il y avait tout cela dans la cascade sibérienne de Belmondo. Le Kremlin, les cent cinquante métiers à tisser, la vodka comme seul moyen de combattre la rupture schizophrène entre l'avenir et le présent. Et aussi le disque du soleil couchant embrouillé dans les barbelés…

Il sauta d'un hélicoptère accroché au bout du ciel sibérien, roula dans la neige et surgit sur l'écran en nous invitant à le suivre… C'était une promenade au bord de la mer chaude. En nous retournant tout le temps sur la silhouette lointaine de l'avenir radieux, nous avançâmes en tâtant du pied cette terra incognito, de l'Occident.

Mais plus que toute autre chose: l'amour…

Qu'en savais-je, qu'en savaient tous les spectateurs avant son arrivée? Nous savions qu'il existait un amour de «je l'ai faite». Le plus répandu, la monnaie courante de la vie sentimentale dans notre rude contrée. Et l'amour-attente éternelle près du bac… Enfin, un autre, celui que nous découvrions d'habitude sur l'écran de L'Octobre rouge. Je me souviens d'un film très typique sur l'amour…

C'était elle et lui. Un sentier au milieu des champs de seigle, au soir. Ils marchent en silence, artistiquement timides, en émettant de temps en temps des soupirs éloquents. Le moment décisif approche. La salle se fige, se tasse, en attente de quelque logique enlacement. Le jeune kolkhozien enlève sa casquette, fait un large geste circulaire et déclare:

– Macha, le seigle, cette année, je parie qu'on en prendra douze quintaux par hectare!

Un râle de frustration avait secoué l'obscurité de la salle…

Surtout que l'héroïne était très belle et son partenaire positivement viril. Aurait-on déchiré sa robe en lambeaux que nous aurions pu contempler les mêmes seins rebondis que risquait de perdre la ravissante enchaînée de Belmondo. Se serait-elle laissé glisser dans l'herbe – ce que toute la salle désirait ardemment – et le galbe de ses cuisses aurait rivalisé allègrement avec les courbes sensuelles de l'espionne…

Mais, au-dessus des champs du soir, les amou-reux ne voyaient que la silhouette brumeuse du I projet messianique, les cimes ensoleillées de l'ave- nir. Et ils se mettaient à parler de la récolte en étouffant leurs élans naturels… Le baiser venait comme un supplément plus ou moins facultatif. C'est lui qui éteignait l'écran. Et avant que celui-ci s'éclaire de nouveau, on entendait les premiers vagissements du bébé qui apparaissait dans les bras de l'heureuse maman. Visiblement, ces ténèbres momentanées transposaient cinémato-graphiquement la nuit de la période utérine…?

Entre cette pudeur officielle et l'amour de «je l'ai faite» des camionneurs, le même abîme qui séparait l'avenir prophétique et Nerloug au pré-sent. Au fond de ce gouffre: la maison de la pros-tituée rousse. Une femme au corps lourd et fatigué. Une femme qui, en pleurant, étale sur une couverture des photos aux bords ouvragés. On ne sait pas pourquoi. Devant un adolescent qui ne pense qu'à cet oiseau mort en lui – son rêve d'amour. Au fond du gouffre, cette nuit de tempête, le Transsibérien rebroussant chemin. Et le visage effacé de la femme au-dessus de la flamme d'une bougie, et ses doigts caressant mes cheveux…

Belmondo tendit la main à cet adolescent avec son oiseau mort blotti près du cœur. Il le tira vers le soleil méridional. Et le magma effrayant et indicible de l'amour commença à se dire avec une clarté occidentale: séduction, désir, conquête, sexe, érotisme, passion. En vrai professionnel de l'amour, il analysa même l'éventuel échec et la déception qui guettent le jeune séducteur aux premiers pas de son aventure. On le vit préparer un dîner aux chandelles auquel avait été conviée la voisine. Il mit un costume noir, attendit indéfiniment et… s'endormit dans une pose de gladiateur vaincu. Elle n'était pas venue…

Oui, le saut dans le gouffre d'amour était aussi un élément de sa cascade sibérienne. Et pour qu'on n'ait aucun doute à ce sujet, il vint s'installer, déguisé en Guérassim Tougaï, à côté de moi au premier rang de L'Octobre rouge… Le dégel ne dura que quelques jours. L'hiver prenant sa revanche sur cette parenthèse lumineuse apporta un souffle polaire acéré, figea les étoiles dans le cristal noir du ciel.

Mais Belmondo résista. Chaque jour libre, ou le plus souvent en manquant nos cours à l'école, nous nous réveillions avant le lever du soleil et nous partions à la ville. La quatorzième fois, la quinzième, la seizième… Nous ne nous lassions pas.

10

Dans la forêt il faisait encore nuit. La neige était tantôt dorée par la lune, tantôt intensément bleue. Chaque jeune sapin rappelait une bête aux aguets, chaque ombre était vivante et nous observait. Nous parlions peu, n'osant pas rompre le silence solennel de ce royaume endormi. De temps à autre une branche de sapin se libérait d'un grand chapeau blanc de neige. Nous entendions son frôlement assourdi, puis le bruit étouffé de sa chute. Et les cristaux voltigeaient encore longtemps sous cette branche réveillée et s'irisaient en paillettes vertes, bleues, mauves. Et tout se figeait de nouveau dans la somnolence argentée de la lune… Parfois nous percevions ce léger frôlement, mais toutes les branches restaient immobiles. Nous tendions l'oreille: «Des loups?» Et, au-dessus de la clairière, nous voyions passe l'ombre d'un hibou. Le silence était si pur que nous croyions sentir la densité et la souplesse de l'air glacé qu'incisaient les grandes ailes grises de l'oiseau.

C'est durant ces heures encore ombrées d nuit que j'aimais revenir à mon secret…

Mes compagnons traversaient la forêt pour aller voir une comédie, pour apprendre quelques nouvelles répliques par cœur, pour rire. Et moi, si je me rendais à L'Octobre rouge, c'était pour participer à une miraculeuse transfiguration: bientôt j'allais avoir un autre corps, une autre âme, et l'oiseau dans ma poitrine allait s'ébattre autour de mon cœur en hérissant ses plumes. Mais pour le moment, il ne bougeait pas. Et avec un plaisir douloureux je portais en moi ma peine d'adulte – la maison de la femme rousse.

Ma douleur, je la croyais unique, tout autant qu'inimitable la transfiguration qui m'attendait sur la terre promise de l'Occident. Et j'aurais été très étonné d'apprendre que Samouraï et Out-kine, qui glissaient à travers la taïga endormie, emportaient aussi sous leurs touloupes une douleur et un espoir. Une énigme. Un passé mystérieux. Je n'étais pas le seul élu…

Le mystère de Samouraï était rude et simple. Il me le confia un soir d'hiver, un mois après l'arrivée de notre héros… Nous étions dans notre petite isba des bains, lui dans son baquet de cuivre, moi étalé sur le bois chaud et humide du banc. Des rafales de vent criblaient l'étroite fenêtre de neige sèche, celle des grands froids. Samouraï resta longtemps silencieux, puis il se mit à parler sur un ton plaisant, enjoué. Comme quand on raconte une espièglerie de son enfance. Mais on sentait que sa voix nonchalante risquait de déraper à tout moment sur un cri de douleur étouffé…

22
{"b":"101198","o":1}