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Outkine était sûr de sa journée d'automne lumineuse. Mais l'homme se réveillait déjà dans ce corps d'adolescent, dans cette enveloppe frêle et estropiée. Le monde sécrétait son savoureux poison du printemps, l'ambre mortel de l'amour, la lave des corps féminins. Outkine aurait voulu s'envoler pour nous rejoindre, nous qui planions déjà dans ces émanations enivrantes. Son élan se brisait, son envol le projetait vers la terre.

Il avait le même âge que moi, quatorze ans, en cet hiver mémorable. La partie féminine de l'école avait manifesté, au moment du malheur et quelque temps après, une attention particulière à son égard. Le réflexe maternel envers un enfant blessé. Mais, très vite, son état devint ordinaire, donc sans intérêt. De futures mères qui l'aimaient comme une poupée malade, ces fillet- tes devenaient de futures fiancées. Il ne les inté- ressait plus.

C'est alors que je commençai à surprendre le regard qu'Outkine arrêtait sur mon visage: un mélange de jalousie, de haine et de désespoir. Une interrogation muette, mais déchirante. Et quand, lors de notre baignade, les deux jeunes inconnues nous contemplaient nus, Samouraï et moi, surtout moi, à travers la danse des flammes, je compris que l'intensité de cette interrogation pouvait un jour tuer Outkine.

Mais vint Belmondo… Et en allant pour la seizième fois voir son film, Outkine sortit de l'ombre violacée de la taïga, fit quelques pas dans ma direction en me regardant avec un sourire vague comme s'il venait de se réveiller au milieu de cette plaine neigeuse éclairée du voile mauve d'un soleil matinal. Et dans ses yeux je ne retrouvai aucune hostilité maladive. Son sourire faible semblait être la réponse à l'interrogation d'autrefois. Il agita le bras en indiquant Samouraï qui marchait devant, à une centaine de mètres de nous. Puis rit doucement:

– Celui-ci veut voir plus d'espionnes que nous, ou quoi?

Nous accélérâmes un peu pour rattraper Samouraï…

… Oui, un jour Belmondo vint… Et Outkine vit que sa souffrance et ses interrogations sans réponse avaient depuis longtemps trouvé en Occident une expression classique: la misère de la vie dite réelle et les feux d'artifice de l'imaginaire, le quotidien et le rêve. Outkine tomba amoureux de ce pauvre esclave de la machine à écrire. C'est ce Belmondo-là qui lui était proche. Celui qui montait l'escalier en gonflant péniblement ses poumons poussifs, ravagés par le tabac. Oui, cet être très vulnérable, en somme. Froissé tantôt par l'indélicatesse de son propre fils, tantôt par la trahison involontaire de sa jeune voisine…

Cependant, il suffisait qu'il y ait une feuille de papier blanc dans sa machine et la réalité se transfigurait. La nuit tropicale, par le philtre magique de ses odeurs, le rendait fort, rapide comme les balles de son revolver, irrésistible. Et il ne se lassait pas de faire la navette entre ses deux mondes, pour les unir, à la fin, par son énergie titanesque: les feuilles de papier noircies voltigeaient au-dessus de la cour et la belle voisine enlaçait ce héros très peu héroïque. Outkine voyait dans ce dénouement une promesse ineffable.

Et quand, à l'école, il montait le grand escalier, en traînant péniblement son pied, il s'imaginait cet écrivain traqué par les misères du quotidien, ce Belmondo des jours pluvieux. Seulement, dans le film, il y avait en haut de l'escalier la jolie voisine pleine de sollicitude amicale. Alors qu'à l'école, dans le défilé des visages rieurs, personne n'attendait Outkine sur le palier. «La vie est bête, disait en lui une voix amère. Bête et méchante…» Mais il y a Belmondo, murmurait quelqu'un d'autre…

À mi-chemin de notre voyage, au milieu du parcours lumineux du soleil, nous nous arrêtions pour manger un peu. Le vent qui soufflait le long de la vallée était cinglant. Nous cherchions un abri, en nous installant sous une dune de neige modelée par la tempête. Le souffle glacial passait au-dessus de sa corniche coupante, la journée paraissait silencieuse, sans le moindre mouvement d'air. Le soleil, le scintillement éblouissant de la neige, le calme parfait. On eût dit que c'était déjà le printemps. De temps en temps, Outkine ou moi, nous appliquions nos paumes au cuir de la touloupe de Samouraï. Sa courte touloupe, peinte en noir, était chaude. Notre ami souriait:

– J'ai là une véritable batterie solaire, pas vrai?

Nous étions à la mi-mars, en plein hiver encore. Mais jamais nous n'avions ressenti la secrète présence du printemps aussi intensément. Il était là, il fallait seulement connaître les endroits où il s'abritait en attendant son heure.

Le vent frais, un peu de nourriture, la lumière chaude nous enivraient, nous plongeaient dans un assoupissement bienheureux… Mais soudain, une rafale de vent se brisait sur la corniche de la dune avec un sifflement aigu et saupoudrait de fins cristaux de neige nos provisions – quignons de pain, œufs durs, tartines de beurre. Il était temps de terminer le repas et de repartir. Nous raccrochions nos raquettes et grimpions sur la pente blanche, en quittant notre refuge. Le souffle glacé chassait vers nous de longs serpents de poudreuse…

Au coucher du soleil, nous revenions à notre silence du matin. Nous parlions de moins en moins pour nous taire bientôt tout à fait. De la brume bleutée à l'horizon, la silhouette de la ville commençait à se profiler lentement. Nous nous concentrions avant le film… C'est pendant ce seizième voyage que je perçus une vérité étonnante: nous allions voir chacun un Belmondo différent! Et une heure après, dans l'obscurité de la salle, j'observais discrètement les visages d'Outkine et de Samouraï. Je crus comprendre pourquoi Outkine ne se joignait pas aux esclaffements joyeux des spectateurs quand l'écrivain poussif luttait contre les marches raides de l'escalier. Et pourquoi le visage de Samouraï restait dur et fermé quand l'époustouflant éditeur s'approchait de la belle enchaînée pour lui enlever un sein…

12

En sortant après la séance, nous entendîmes une voix dans la foule:

– Samedi, ils le passent pour la dernière fois et c'est fini. On y va, samedi?

Nous nous arrêtâmes tous les trois, abasourdis. Le bâtiment du cinéma, la neige piétinée, le ciel noir, tout nous parut soudain remanié. Sans mot dire, nous nous précipitâmes vers la grande affiche, un rectangle de toile de quatre mètres sur deux représentant le visage de notre héros, entouré de femmes, de palmiers et d'hélicoptères. Nos yeux se figèrent sur la date fatidique:

JUSQU'AU 19 MARS

Lorsque le grand-père d'Outkine vit notre mine, il haussa les sourcils et demanda:

– Qu'est-ce qui vous arrive? On a fini par tuer votre Belmondo, c'est ça?

Nous ne savions pas quoi répondre. Même dans cette grande isba hospitalière où un jour l'Occident était né, nous nous sentions abandonnés.

Cependant, la vie est ainsi faite: ce que nous désirons ardemment arrive souvent sous les traits de ce que nous redoutons le plus.

Le jour de notre ultime rendez-vous avec Belmondo, ce 19 mars qui devait marquer une vraie fin du monde, nous vîmes une nouvelle affiche! A la fois différente de la précédente, et semblable en même temps, car illuminée par l'éclat du sourire et les yeux pétillants que nous reconnûmes de loin. Le dessinateur lui aussi avait dû perfectionner son art – Belmondo paraissait plus vivant, plus décontracté. Et ce visage éclatant était entouré, cette fois, d'animaux: gorilles, éléphants, tigres…

Ce fut d'abord l'explosion d'une joie sauvage: C'est Lui, IL revient! Puis, une anxiété inavouée qui commençait à nous gagner, un doute qui se mit à ronger nos cœurs fervents: restera-t-il fidèle à lui-même? Fidèle à nous?

Oui, ce nouveau Belmondo nous fit d'abord penser à un audacieux imposteur, comme l'un de ces faux tsars qui ont émaillé l'histoire russe. Tel un faux Dimitri ou un faux Pierre III don’t nous parlait notre professeur d'histoire… Le malaise s'installa. La dix-septième séance fut celle de la grande angoisse.

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