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Tout au long du film, inconsciemment, nous attendions de lui un geste, un clin d'œil. Ou une réplique convenue qui nous aurait rassurés en attestant l'authenticité du film suivant. Nous le guettions surtout dans la dernière scène: voilà, il apparaît sur le balcon, il sourit, il jette les pages du manuscrit… C'est là que nous espérions une passerelle!

Mais Belmondo, la main gauche sur la hanche de la voisine séduite, restait imperturbable. Il semblait jouir tranquillement du suspense qui était pour nous une vraie torture.

À l'issue de la séance, nous réexaminâmes le panneau. Le visage de notre héros recréé avec de la peinture trop fraîche, trop éclatante, nous parut artificiel. Nous interrogeâmes longuement son regard dans la lumière blanchâtre d'un réverbère nocturne. Son mystère nous inquiétait…

Le jour de la première, nous gardâmes le silence durant tout le voyage. Sans nous concer- ter, nous ne fîmes pas, cette fois, notre habituelle escale pour manger. Le cœur n'y était pas. D'ailleurs, le temps ne s'y prêtait pas non plus. Le brouillard glacé collait au visage, étouffait de rares paroles, effaçait les points de repère qui nous guidaient. Chacun de nous sentait l'autre tendu, nerveux.

Dans un petit bosquet, à l'entrée de la ville, nous décrochâmes nos raquettes, en les laissant dans une cachette, comme d'habitude. Nous ne voulions pas avoir l'air de villageois. Surtout devant Belmondo.

Il nous sembla avoir attendu une bonne heure avant que la lumière s'éteigne. Quant au journal, il dura cette fois une éternité. On voyait un cosmonaute qui, tel un fantôme phosphorescent, nageait autour de son vaisseau spatial avec une lenteur de mouvements somnambulique. On croyait entendre l'insondable silence de l'espace qui l'entourait. Et la voix off, nullement gênée par ce mutisme interstellaire, annonçait avec des vibrations pathétiques:

– Aujourd'hui, alors que tout notre peuple et toute l'humanité progressiste de la planète se prépare à célébrer le cent troisième anniversaire du grand Lénine, nos cosmonautes, en faisant ce pas important dans l'exploration de l'espace, apportent une nouvelle preuve infaillible de la justesse universelle de la doctrine du marxisme-léninisme…

La voix continuait à vibrer dans les profon-deurs infinies du cosmos, tandis que le fantôme scintillant attaché au vaisseau s'apprêtait à rega-gner la capsule. Il avançait vers la porte qui s'ouvrait avec la même lenteur désespérante, centimètre par centimètre, comme s'il s'enlisait dans la gelée visqueuse d'un cauchemar. C'est là que nous pûmes constater que nous n'étions pas les seuls à attendre fébrilement le nouveau Bel-mondo. Quand le cosmonaute somnambulique se mit à plonger la tête dans la porte du vaisseau et que la voix off déclara que cette sortie dans l'espace démontrait la supériorité incontestable du socialisme, on entendit l'exclamation furieuse d'un spectateur excédé:

– Mais vas-y, nom de Dieu! Entre!

Non, nous n'étions pas les seuls à redouter l'imposture d'un faux Belmondo. Toute la salle de L'Octobre rouge avait peur d'être trahie…

Dès les premiers instants du film, personne ne se souvenait plus de ces doutes… Les muscles tendus à l'extrême, notre héros escaladait le mur d'un immeuble en feu. De longues flammes ris- quaient à tout moment d'embraser sa cape de soie noire. Et tout en haut, sur une étroite cor-1 niche, l'héroïne poussait des gémissements de détresse, levait les yeux au ciel, prête à s'évanouir…

Le cent troisième anniversaire, la promenade du cosmonaute somnambulique, la justesse universelle de la doctrine, tout s'effaça d'un coup. La salle se figea: réussira-t-il à arracher la belle évanescente aux flammes? Belmondo était vrai!

Quand la tension fut à son comble, quand tout L'Octobre rouge rythma sa respiration sur celle de l'escalade intrépide, quand tous les doigts se cramponnèrent aux accoudoirs des fauteuils en imitant l'effort des doigts accrochés à la corniche du dernier étage, quand Belmondo ne tenait plus que grâce au magnétisme de nos regards, l'incroyable se produisit…

La caméra décrivit un vertigineux zigzag et nous vîmes l'immeuble étalé à plat, sur le plancher d'un plateau de tournage. Et Belmondo qui se mettait debout en époussetant sa cape… Un metteur en scène l'apostrophait pour quelque négligence dans son jeu. Son escalade n'était qu'un truc! Il rampait à l'horizontale sur une maquette dont les fenêtres recrachaient des flammes bien surveillées.

Tout était donc faux! Mais lui, il était plus vrai que jamais. Car il nous avait admis dans la sacro-sainte cuisine du cinéma, nous autorisant à jeter un coup d'œil sur l'envers de la magie. Sa confiance en nous était donc sans bornes! Cet immeuble étalé sur le sol représentait, en fait, la passerelle rêvée, un peu comme l'espion dans la boîte de conserve. Une passerelle vers un monde plus vrai que celui du cent troisième anniversaire et des doctrines universelles. Et, forts de notre expérience occidentale, nous suivîmes Belmondo dans sa nouvelle aventure. Il sortait du studio de tournage en enjambant les fenêtres et les murs de l'immeuble en feu…

Nous redécouvrions l'Occident. Ce monde où l'on vivait sans se soucier de l'ombre lugubre des cimes ensoleillées. Le monde de l'exploit pour la beauté du geste. Le monde des corps fiers de la puissance des beaux mécanismes charnels. Le monde qu'on pouvait prendre au sérieux parce qu'il n'avait pas peur de se montrer comique, Mais surtout son langage! C'était un monde où tout pouvait être dit. Où la réalité la plus embrouillée, la plus ténébreuse trouvait son mot: amant, rival, maîtresse, désir, liaison… La réalité amorphe, innommable, qui nous entourait, se mettait à se structurer, à se classifier, à révéler sa logique. L'Occident se lisait!

Et, amoureusement, nous épelions les vocables de cet univers fantastique…

Belmondo était, cette fois, cascadeur. Encore à moitié analphabètes dans ce langage occidental, nous devinions tout de même une puissante figure de style dans ce rôle. Oui, une métaphore en chair et en os. Cascadeur! Héros dont le cou-rage serait toujours attribué à quelqu'un d'autre. Condamné à rester à longueur de temps dans l'ombre. A se retirer du jeu au moment même où l'héroïne devrait récompenser sa bravour. Hélas! ce baiser se posait sur les lèvres de son heureux sosie qui n'avait rien fait pour le mériter…

À un moment, ce rôle ingrat fut particuliere-ment rude. Le cascadeur dut à plusieurs reprises culbuter du haut d'un escalier pour éviter les rafales d'une mitraillette. Le metteur en scène, qui avait toutes les habitudes sadiques de l'édi-teur du film précédent, l'obligeait sans pitié à renouveler l'exercice. Les remontées devenaint de plus en plus pénibles, la chute plus doulou-reuse. Et, à chaque reprise, une voix féminine explosait dans un désespoir tragi-comique:

– Mon Dieu! Ils l'ont tué!

Mais le héros se relevait après sa terrible chute pour annoncer:

– Non, je n'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

Cette réplique, répétée quatre ou cinq fois, trouva un étonnant écho dans l'âme des spectateurs de L'Octobre rouge. Outkine et moi, nous pensâmes tout de suite aux cigares de Samouraï et à ceux de son ancienne idole de La Havane. Mais le retentissement de cette exclamation fut plus profond. La réplique concentra en elle ce que beaucoup de spectateurs tentaient depuis longtemps d'exprimer. «Non, non, voulaient dire bon nombre d'entre eux, je n'ai pas encore…» Et ils ne trouvaient pas un mot juste pour expliquer que même après dix ans de camps on pouvait essayer de refaire sa vie. Que, même veuve depuis la guerre, on pouvait encore espérer. Que même dans ce fin fond sibérien le printemps existait et que cette année, sans faute, ce serait un printemps plein de bonheur et de rencontres heureuses.

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