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– Non, je n 'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

L'expression fut trouvée.

Et Dieu seul sait combien d'habitants de Ner-loug, dans les moments les plus noirs de la vie, ont formulé mentalement cette réplique en se jetant à eux-mêmes un clin d'œil d'encouragement.

C'est après cette séance que, pour la première fois, nous passâmes la nuit, non pas chez le grand-père, mais dans un wagon… I Samouraï nous amena à la gare de Nerloug et là, enjambant les rails, il se dirigea vers les voies les plus éloignées, à moitié recouvertes de neige… Nous nous approchâmes du convoi garé du côté d'un terrain vague. Plusieurs trains dormaient sur des voies de garage. Samouraï semblait savoir ce qu'il cherchait. Marchant entre deux trains de marchandises, il plongea tout à coup sous un wagon en nous faisant signe de le suivre…

Nous nous retrouvâmes devant un train de voyageurs aux fenêtres noires. La ville, les bruits et les lumières de la gare avaient disparu. Samouraï tira de sa poche une fine tige d'acier, la planta dans la serrure. On entendit un léger cliquetis, la porte s'ouvrit…

Une heure après, nous étions confortablement installés dans un compartiment. Il n'y avait pas de lumière, mais l'éclat lointain d'un réverbère et le reflet de la neige nous suffisaient. Samouraï, qui avait allumé la chaudière installée au bout du couloir, nous prépara un vrai thé – le seul vrai thé qui puisse exister, celui qu'on sert dans les trains, les soirs d'hiver. Nous étalâmes sur la table les provisions que nous n'avions pas mangées à midi. L'odeur du feu et du thé fort planait dans notre compartiment. L'odeur des longs voyages à travers l'Empire… Plus tard, étendus sur nos couchettes, nous parlâmes longuement de Belmondo. Cette fois, sans cris, ni grands gestes. Il était trop près de nous, ce, soir, pour qu'on eùt besoin de l'imiter…

La nuit, je rêvais de la nouvelle compagne de notre héros. De cette ravissante cascadeuse. Mon sommeil était transparent comme la neige qui s'était mise à tomber derrière la fenêtre noire. Je me réveillais souvent pour me rendormir quelques instants après. Elle ne m'abandonnait pas, mais s'installait pour ces quelques secondes dans le compartiment voisin. Les yeux emplis d'obscurité, je ressentais sa présence silencieuse derrière la mince paroi qui nous séparait. Je savais qu'il fallait se lever, sortir dans le couloir et l'attendre là-bas. J'étais sûr de la rencontrer, elle, la mystérieuse passagère du Transsibérien. Mais chaque fois que ce rêve était prêt à prendre forme, j'entendais le bruit d'un train qui passait sur une voie parallèle à la nôtre. J'avais l'illusion que c'était nous qui volions à travers la nuit. Je m'endormais. Et elle revenait, elle était de nouveau là. Notre wagon s'élançait vers l'ouest. En bravant le froid et la neige. Vers l'Occident.

Ainsi la fin du monde n'eut pas lieu. Et Ner-loug vit encore deux ou trois films de Belmondo. Comme si, à la suite d'un gigantesque décalage de temps, ces comédies s'étaient égarées, avaient été rejetées par le courant des jours sur quelque rive déserte, attendant de longues années pour déferler enfin, l'une après l'autre.

Belmondo vieillissait légèrement, puis rajeunissait de nouveau, changeait de compagne, de pays, de continent, de revolver, de coiffure, de tonalité de bronzage… Mais cela nous paraissait très naturel. Nous lui attribuions une immortalité bien particulière, la plus exaltante, celle qui permet de voyager à travers les âges, de revenir en arrière, ou de friser le déclin juste pour mieux ressentir le goût de la jeunesse.

Rien d'étonnant que ce voyage à travers le temps brassât tant de superbes corps féminins, tant de nuits torrides, tant de soleil et de vent.

Belmondo s'installa, prit ses quartiers dans L'Octobre rouge, juste à mi-chemin entre le bâtiment trapu de la milice et du KGB locaux et l'usine La Communarde où l'on fabriquait les barbelés destinés à tous les camps de cette région de la Sibérie…

Il occupa le grand panneau et, désormais, les gens qui marchaient dans l'avenue Lénine remarquaient non pas les uniformes gris des miliciens, ni les énormes écheveaux de barbelés emportés par les camions, mais son sourire.

Sans se l'avouer, les habitants étaient persua-dés que les autorités avaient commis une énorme gaffe en laissant cet homme, avec un tel sourire, s'installer sur l'avenue. Sans pouvoir expliquer leur intuition, ils sentaient que ce sourire allait jouer un sacré tour aux dirigeants de la ville. Un jour… Car déjà les spectateurs se surprenaient à ne plus ressentir aucun frisson à la vue des uniformes gris, ni aucun malaise devant les horribles hérissons d'acier sur les camions. Ils voyaient le sourire au bout de l'avenue Lénine, près du cinéma, et eux-mêmes souriaient en éprouvant une bouffée de confiance au milieu du brouillard glacé.

Et, sur le perron du magasin d'alcools, pour 1a première fois de notre vie, nous fûmes témoins, non d'une bagarre, mais d'un accès de rire… Oui, ils riaient à gorge déployée, tous ces hommes rudes aux visages rubiconds; ils se pliaient en deux, non pas sous l'effet d'un coup bien porté dans le plexus solaire, mais à cause du rire! Ils se tapaient les cuisses avec leurs poings de fer, ils essuyaient leurs larmes, ils juraient, ils riaient! Et dans leurs gestes, dans leurs cris, nous reconnaissions le dernier Belmondo. Il était là, parmi ces Sibériens, ces chercheurs d'or, ces chasseurs de zibelines, ces bûcherons…

De nouveau, les habitants qui passaient à côté du magasin se disaient avec une joie secrète: «Mais ils ont fait quand même une énorme connerie, ces apparatchiks, en l'installant là, sur l'avenue!»

Imperturbable, Belmondo nous souriait de loin.

Dans notre éblouissement amoureux, nous expliquions tous les changements par sa présence. Tout était, de près ou de loin, lié à lui. Comme ce tonnerre, ces éclairs au début d'avril, dans le ciel encore hivernal, au-dessus de la ville couverte de neige.

Nous entendîmes cet orage intempestif la nuit, après la séance, étendus sur les couchettes de notre compartiment. Un éclair immobilisa nos visages étonnés. Le tonnerre grommela. Nous l'écoutions à travers notre sommeil regorgeant de rêves. Ce train immobile semblait s'élancer dans un voyage où régnait un merveilleux désordre de saisons, de climats, de temps. Un orage tropical au-dessus du royaume des neiges.

Nous avions hâte de nous rendormir en espérant des songes particulièrement fastueux. Mais ce que je vis dans ce voyage se révéla d'une simplicité inattendue…

C'était une petite gare, bien plus modeste que celle de Nerloug, une maison perdue au milieu des sapins silencieux. Un hall d'attente faiblement éclairé par une lampe invisible. Le bruit étouffé de quelques rares personnes, invisibles elles aussi, les bâillements réprimés d'un employé. L'odeur d'un poêle où brûlaient des bûches de bouleau. Et, au centre de la salle, devant un tableau d'horaires qui ne comportait que quelques lignes, une femme. Elle examinait attentivement les heures d'arrivée, en regardant de temps en temps la grande horloge sur le mur. Dans mon sommeil, je sentais que, cette fois, son attente n'était pas vaine, que quelqu'un devait absolument venir d'un instant à l'autre. Venir avec un train étrange dont aucun tableau n'an-nonçait l'arrivée…

L'air nocturne, plein de l'odeur piquante de l'orage, pénétrait dans notre wagon endormi. C'était la fraîcheur de la première bouffée qu'as-pire le voyageur en descendant du train, la nuit, dans une gare inconnue, où une femme l'attend…

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