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Il continuait à pousser des petits rires, pour dissimuler sa propre peur, pour rassurer les badauds. Outkine, qui devenait à ce moment le Canardeau-Outkine, était assis sur la neige, recroquevillé en une boule humide, et il regardait l'homme qui riait en essuyant ses mains écor-chées contre son pantalon. Il le regardait de son œil trouble, profitant des derniers instants avant le déferlement de la douleur. Par un pressentiment indicible, il devinait que ce rire venait déjà d'une tout autre époque de sa vie. Et ces encouragements des badauds qui se demandaient s'il fallait appeler une ambulance, ou si le Canardeau allait se remettre tout seul en se séchant et en buvant un thé chaud. Ce soleil aussi était un soleil d'autrefois. De même que la beauté du printemps. Et ce surnom qu'il venait de recevoir – Outkine – s'appliquait, en fait, à un être qui n'existait plus – à un garçon comme un autre qui était venu contempler la débâcle en cette matinée très ordinaire de sa vie… Et quand, soudain, la neige devint toute noire, quand le soleil se mit à sonner en vibrant, en pénétrant dans le corps de sa masse brûlante, quand les crêtes des premières vagues de douleur se mirent à lui fouetter le visage, Outkine entendit pour la première fois cette voix lointaine: «Mais qui est-ce, ce petit gars qui crie sa peine en recrachant le sang de ses poumons écrasés, en se débattant dans la neige fondue comme un jeune oiseau aux ailes cassées?»

Le fait que le malheur était arrivé sans hâte, au rythme de la puissance du fleuve et de l'immensité des glaces, dirigea Outkine vers une réflexion étrange et très éloignée de ses préoccupations enfantines. Il commença à douter de la réalité de tout ce qui l'entourait. A douter de la réalité elle-même…

Dès le jour où, de l'hôpital, on le ramena à la maison, ce doute surgit. Outkine était assis dans la pièce de leur isba, une pièce très propre, emplie d'objets bienveillants, dont chacun faisait entendre un léger écho de souvenirs, une pièce qui avait la douce tonalité de la présence maternelle. Sa mère apporta de la cuisine une bouilloire, posa deux tasses sur la table, prépara le thé. Outkine savait déjà que sa vie ne serait jamais plus comme avant. Que désormais le monde avancerait à sa rencontre en répétant les cahots de sa démarche boiteuse. Que le tourbillon des jeux de ses camarades le rejetterait toujours du centre vers la périphérie, vers l'inaction. Vers l'exclusion. Vers l'inexistence. Il savait que sa mère aurait toujours cette intonation enjouée dans la voix et cet éclat sombre du désespoir dans les yeux qu'aucune tendresse ne saurait dissimuler.

De nouveau, il se souvint de ce malheur au ralenti – la marche pesante et majestueuse des glaces, leur collision titanesque, le bruit assour-dissant du choc, l'empilement des énormes éclats découvrant ces blocs d'une transparence verdâtre, de plus d'un mètre d'épaisseur. Sa mémoire reproduisit avec une précision infail-lible la suite syncopée de ses pensées. Debout sur le triangle de glace, s'agrippant à l'impossible équilibre, il avait eu peur du rire des autres… Et c'est sans doute cette crainte du ridicule qui l'avait rendu maladroit…

Oui, cela avait tenu à si peu de chose. S'il avait été un peu plus rapide, un peu moins embarrassé par le regard de la foule massée sur la rive, rien n'aurait changé. S'il s'était écarté de quelques centimètres du bord du fleuve, ce thé qu'il allait prendre avec sa mère aurait pu avoir un tout autre goût, et la journée de printemps derrière les fenêtres un tout autre sens. Oui, la réalité n'aurait pas changé.

Ébahi, il découvrait que ce monde solide, évident, régi par les adultes qui savaient tout, s'avérait soudain fragile, improbable. Quelques centimètres de plus, quelques regards moqueurs interceptés, et vous vous retrouvez dans une tout autre dimension, dans une autre vie. Une vie où les camarades d'hier s'envolent en vous laissant boiter dans la neige fondue, où la mère fait un effort surhumain pour sourire, où l'on s'habitue peu à peu à ce que vous êtes comme ça, en vous figeant définitivement dans cette nouvelle apparence.

Cet univers, tout à coup incertain, le terrifiait. Mais parfois, sans pouvoir l'exprimer clairement, Outkine éprouvait une vertigineuse liberté en pensant à sa découverte. En effet, tous ces gens prenaient le monde au sérieux, persuadés de son évidence. Et lui seul savait qu'il suffisait d'un rien pour rendre cet univers méconnaissable. C'est alors qu'il se mit à séjourner dans cet automne ensoleillé qu'il n'avait jamais vécu, au milieu de larges feuilles jaunes qu'il n'avait jamais vues. Il ne pouvait même pas dire comment cette journée naissait en lui. Mais elle naissait. Outkine fermait les yeux et respirait l'odeur forte et fraîche du feuillage… De temps en temps, un petit chuchotement désagréable se mettait à grésiller dans sa tête: «Cette journée n'est pas réelle, et la réalité c'est que tu es un boiteux dont personne ne veut pour ses jeux.» Outkine ne savait pas quoi répondre à cette voix. Inconsciemment, il devinait que la réalité, dépendant de quelques centimètres et de quelques ricanements de badauds, était plus irréelle que n'importe quel rêve. Ne pouvant pas le dire, Outkine souriait en plissant les yeux sous le soleil bas de sa journée d'automne. L'air était translucide, les fils de la vierge Voltigeaient en ondoyant légèrement… Et cette beauté était son meilleur argument.

Et puis, un jour, il avait déjà treize ans – deux ans de sa nouvelle vie -, son grand-père lui donna à lire un récit. Le grand-père, cet ours polaire taciturne et solitaire, avait été journaliste. Son texte, deux pages et demie tapées à la machine, portait l'empreinte ineffaçable du style journalistique, presque aussi tenace que cette lettre «k» dans sa frappe, qui voulait toujours grimper plus haut que les autres. Mais Outkine ne remarqua même pas ces détails d'écriture, tant il fut bouleversé par l'histoire. Et pourtant, l'histoire n'avait rien d'extraordinaire.

Tel un reporter au pays de sa jeunesse, le grand-père évoquait une colonne de soldats, embourbée quelque part sur les routes de la guerre, sous la pluie glacée de novembre. Leur armée battue, dispersée, reculait devant l'avancée des divisions allemandes, en cherchant refuge plus près du cœur de la Russie… Les forêts nues, les villages morts, la boue…

«Chaque soldat emportait avec lui le souvenir de quelque cher visage, mais moi je n'avais personne. Pas d'amie, je me croyais laid etj'étais très timide, pas de fiancée, j'étais en plus très jeune, pas de parents, le destin l'avait voulu ainsi. Personne à qui j'aurais pu penser. J'étais le plus seul sous le ciel gris et bas. De temps en temps, une télègue devançait notre colonne. Un cheval maigre, un amas de malles, quelques visages apeurés. Nous étions pour eux les soldats de la défaite. Un jour, nous croisâmes une télègue arrêtée en rase campagne. Crépuscule pluvieux, vent, route défoncée. Je marchais derrière les autres. Il n'y avait plus aucun ordre dans nos rangs. Une femme, un bébé dans les bras, leva le visage comme pour nous dire adieu. Son regard effleura le mien. Un instant… La nuit tomba et nous marchions toujours. Je ne savais pas encore que je me souviendrais durant toute ma vie de ce regard. A la guerre. Puis, pendant sept longues années dans le camp. Et aujourd'hui… Marchant dans le crépuscule, je me disais: "Dans la nuit, ils emportent chacun leur souvenir. Et moi, j'ai à présent ce regard…" Une illusion? Une chimère? Peut-être… Mais grâce à cette illusion j'ai traversé l'enfer. Oui, si je suis virant, c'est grâce à ce regard. Ce refuge où les balles ne m'atteignaient pas, où les bottes des gardiens qui me fracassaient les côtes ne parvenaient pas jusqu'au cœur…»

Outkine lut, relut ce récit, se le raconta à plusieurs reprises. Et, un jour, retournant à son histoire simple, il pensa: «Mais s'il ne m'était pas arrivé ce qui m'est arrivé, je n'aurais jamais compris le sens de ce regard qu'un soldat emportait dans ses yeux à travers la nuit de guerre…»

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