Un soir d'été, rassemblés tous les trois autour du samovar d'Olga, nous écoutions son récit. Elle parlait d'un écrivain dont elle ne pouvait pas nous lire le roman d'abord parce que le livre était trop long – il faudrait des années, disait-elle, pour le lire et toute une vie pour le comprendre -, ensuite cette œuvre n'était pas, paraît-il, traduite en russe… Elle se borna donc à nous résumer un seul épisode qui, d'après elle, en exprimait l'idée… Le héros buvait, comme nous, un thé, sans pour autant avoir droit à un samovar. Une gorgée parfumée et une bouchée de gâteau au nom inconnu produisait en lui une réaction gustative merveilleuse: il voyait renaître les bruits, les odeurs, l'âme des jours lointains de son enfance. Sans oser interrompre le récit d'Olga, ni avouer notre intuition, nous nous demandions avec un étonnement incrédule: «Et si l'image cent fois revue, celle de la tisseuse, l'odeur fraîche des chapkas couvertes de neige fondue, l'obscurité de la salle de L'Octobre rouge, si tout cela pouvait remplacer le gâteau du jeune esthète français, si nous aussi nous pouvions accéder à cette mystérieuse nostalgie occidentale avec nos moyens de bord rudimentaires?»
Avec Belmondo on n'était pas à un miracle près…
Mais plus encore que par le contenu romanesque, l'Occident s'installait en nous par sa langue…
L'allemand que nous apprenions à l'école n'avait pour nous aucun lien avec l'Occident de nos rêves, c'était la langue de l'ennemi, un instrument utile en cas de guerre, un point, c'est tout. La langue des Américains nous répugnait. Tous les enfants de la nomenklatura locale le baragouinaient peu ou prou. On avait même créé une classe spéciale avec l'enseignement de l'anglais où on les avait tous regroupés. Les prolétaires, eux, devaient apprendre la langue de l'ennemi…
Non, pour nous, la seule vraie langue de l'Occident était celle de Belmondo. Revoyant ses films, dix, quinze, vingt fois, nous apprîmes à distinguer sur ses lèvres les traces inaudibles de ces mots fantômes effacés par le doublage. Un petit frémissement aux coins de sa bouche quand la phrase en russe était déjà terminée, un rapide arrondi de ses lèvres, des accents qu'on devinait réguliers…
Olga nous faisait parfois la lecture en français. Les paroles fantômes transparaissaient peu à peu. Belmondo se mettait à nous parler dans sa langue maternelle. L'envie de lui répondre était telle que le français pénétra en nous par imprégnation, sans grammaire ni explication. Nous copions ses sons d'abord comme des perroquets, par la suite comme des enfants. D'ailleurs, grâce aux films, nous le parlions avant de l'avoir entendu. Nos lèvres, imitant le mouvement perçu sur celles de Belmondo, répétaient à par soi les strophes qu'Olga lisait devant la fenêtre ouverte dans le soir clair et doux.
Impossible union
Des âmes par le corps…
Toutes nos rêveries juvéniles trouvaient une expression limpide dans ces rimes d'un poète d'an tan…
Un jour, Outkine parla à Olga de l'anglais. Elle sourit, très grande dame, les commissures des lèvres un peu tendues:
– L'anglais, mes chers amis, ce n'est rien d'autre que du français abâtardi. Si ma mémoire est bonne, jusqu'au XVIIe siècle, le français était la langue officielle des Anglais. Quant aux Américains, n'en parlons pas. Les quelques pensées qui leur restent, ils parviennent très bien à les exprimer à l'aide des interjections les plus sommaires…
Nous étions ravis d'une telle interprétation. Les petits apparatchiks étudiaient donc sans s'en rendre compte un ersatz infâme de la langue de Belmondo! Et qui était, en plus, tout à fait remplaçable par une série de gestes et d'interjections primaires. C'est à Outkine que cette explication procura le plus de satisfaction. Les Américains étaient sa bête noire. Il ne pouvait pas leur pardonner l'extermination des Indiens. Dans sa vision, les Indiens n'étaient autres que nos lointains ancêtres sibériens qui avaient traversé jadis le détroit de Béring et s'étaient répandus dans la Grande Prairie de l'Amérique. «Ce sont nos frères très proches», répétait-il souvent en projetant une union de guerre avec les Indiens contre les Américains. Au terme de cette bataille, New York devrait être rasé et les terres annexées par les Blancs rendues aux bisons et aux Indiens…
Belmondo s'en alla. Son grand portrait à côté de L'Octobre rouge disparut, cédant la place à quelques visages maussades d'un film sur la guerre civile. Mais l'Occident était là, parmi nous. On sentait sa présence dans l'air du printemps, dans la transparence du vent dont nous percevions parfois le goût piquant, océanique, dans l'expression détendue des visages.
Et si, nous trois, amants de l'Occident, recherchions son essence secrète dans la lecture et dans la sonorité de sa langue, les autres fidèles la découvraient dans des signes plus tangibles. Le coup de théâtre de notre directrice, par exemple.
Oui, celle qui, d'après des rumeurs aussi tenaces qu'invraisemblables, se livrait à des orgies sexuelles sur des couchettes étroites dans les cabines des gros camions transportant d'énormes cargaisons de bois. Cette femme éternellement emmitouflée dans un châle, vêtue d'une veste et d'une jupe en laine très épaisse – aussi raide et drue que celle d'un tapis -, chaussée de grosses bottes de fourrure qui découvraient juste quelques centimètres de ses jambes protégées par des caleçons tricotés. En un mot, un corps inabordable, inimaginable, inexistant. Et son visage, ce visage de femme éteinte, rappelait une porte cadenassée que personne de toute façon n'aurait jamais eu l'intention d'ouvrir… Et soudain un tel coup de théâtre!
Ce jour de mai, nous vîmes s'arrêter dans une ruelle qui longeait le bâtiment de l'école une voiture extraordinaire. Une marque étrangère qu'on ne rencontrait que dans les films sur les horreurs du capitalisme agonisant. Et dans ceux de Belmondo, bien sûr… Nous savions déjà qu'on pouvait, par quelque troc astucieux, se procurer une telle voiture chez les Japonais, en Extrême-Orient. Mais c'était la première fois que nous en voyions une, «en chair et en os».
Elle n'était pas neuve, non. Elle avait dû être peinte et repeinte, réparée plus d'une fois, trafiquée peut-être. Sa plaque d'immatriculation ressemblait à celle de n'importe quel camion. Mais qu'est-ce que cela pouvait nous faire? Ce qui comptait c'étaient ses nobles contours, sa silhouette élancée, son étrangeté. Bref, son allure occidentale.
Tout se passa très vite. Les passants et nous autres élèves, nous n'eûmes même pas le temps de nous attrouper autour de la belle étrangère. Sa portière claqua, un homme grand, bien fait, portant un uniforme d'officier de la marine marchande, fit quelques pas en observant le portail de l'école. Tout le monde suivit son regard.
Une femme descendait les marches du perron. La directrice! Oui, c'était elle… Nous en oubliâmes la voiture. Car celle qui s'approchait du capitaine était très belle. On voyait ses jambes découvertes au ras des genoux, longues, sveltes, jouant des reflets transparents de ses bas noirs. On voyait même ses genoux d'une fragilité oblongue, élégante. Et en plus, elle avait des seins et des hanches! Les seins redressés légèrement de belles dentelles encadrant le décolleté très pudique de sa robe. Les hanches remplissaient la fine étoffe de leur mouvement rythmique. C'était tout simplement une femme belle et sûre de ses gestes qui marchait en souriant à la rencontre d'un homme qui l'attendait. Ses cheveux relevés laissaient apparaître un joli galbe du cou, à ses oreilles scintillaient des pendeloques garnies de grains d'ambre. Et son visage ressemblait à un bouquet de fleurs des champs, dans sa candeur fraîche et ouverte.
Au moment de la rencontre, nous ne vîmes d'ailleurs que ce bouquet. Les autres traits de la directrice transfigurée s'imprimèrent dans nos yeux, mais furent examinés plus tard par le jeu de notre mémoire collective. Le coup de théâtre fut trop rapide.