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Belmondo donnait à l'alliage que j'étais une structure, un mouvement, une silhouette personnifiée. Il rapprochait de toute sa force joyeuse le présent et le rêve. J'avais l'âge où ce rapprochement paraissait encore possible…

C'était donc au début de l'été. Un soir empli d'un vent bleu des steppes. Sur une île au milieu de la rivière en crue – une étroite bande herbeuse avec une isba en ruine et les restes d'un verger, quelques pommiers dans l'écume blanche des fleurs.

Au loin, dans la brume dorée du couchant, s'élevait la taïga, pied dans la rivière, se reflétant dans les miroirs sombres de l'eau parvenue jusque dans ses recoins ombragés.

La petite île nageait dans la luminosité du soir. Le ruissellement sonore du courant se fondait avec la rumeur du vent dans les branches fleuries. Les vaguelettes fraîches, insistantes, clapotaient en se brisant contre le bord de la vieille barque que j'avais attachée à la rampe du perron inondé de l'isba. Le jour s'éteignait lentement, la lumière devenait mauve, lilas, puis violette. L'obscurité semblait affiner l'harmonie vivante des sons. On entendait maintenant le léger frottement de la barque contre le bois du perron, la plainte sereine d'un oiseau, le murmure soyeux de l'herbe.

Nous étions étendus au pied des pommiers, l'un contre l'autre, les yeux errant au milieu des premières étoiles. Nus, elle et moi, le vent chaud enveloppait nos corps dans son souffle gorgé d'arômes de steppe. Et au-dessus de nos têtes, accroché aux grosses branches rabougries, un hamac se balançait doucement dans le vent. Oui, nous étions restés fidèles à Belmondo jusqu'aux menus détails de la mise en scène amoureuse. Nous avions grimpé dans cette nacelle instable. Nous avions essayé de nous mettre debout, en nous étreignant, en perdant déjà la tête… Mais, ou bien le désir était trop violent, ou bien le savoir-faire érotique de l'Occident nous échappait encore…

Nous nous retrouvâmes dans l'herbe parsemée de pétales blancs, remarquant à peine notre chute. Nous croyions continuer de tomber, voler toujours, nous aimer en vol…

Son corps souple glissait, s'enfuyait dans cette chute aérienne. Je ne parvenais pas à le retenir. Par mes secousses frénétiques, je le poussais sur l'herbe lisse vers la frontière éphémère de notre île, à la lisière des eaux. Je dus enrouler le flot de ses cheveux sur mon poignet. Comme les cosaques faisaient autrefois dans la yourte, sur les peaux d'ours. Mon désir s'était souvenu de ce geste…

Elle était Nivkh, originaire de ces forêts de l'Extrême-Orient où nous avions, un jour, aperçu un tigre flambant dans la neige… Le visage entouré de longs cheveux noirs et lisses. Des yeux bridés, un sourire énigmatique de bouddha. Son corps, à la peau recouverte comme d'un vernis doré, avait les réflexes d'une liane. Quand elle sentit que je ne la lâcherais plus, ce corps m'enlaça, me moula, s'imprégna de moi par tous ses vaisseaux frémissants. Elle répandit en moi son odeur, son souffle, son sang… Et je ne pouvais plus distinguer où sa chair devenait l'herbe emplie du vent des steppes, où le goût de ses seins ronds et fermes se mélangeait avec celui des fleurs de pommiers, où finissait le ciel de ses yeux éblouis et commençait la profondeur sombre perlant d'étoiles.

Son sang coulait dans mes veines. Sa respiration gonflait mes poumons. Son corps sinuait en moi. En embrassant sa poitrine, je buvais l'écorce des grappes neigeuses du verger. Je m'enfonçais dans l'espace nocturne que le vent avait parcouru en se parfumant de mille senteurs, en emportant le pollen des fleurs infinies. Elle criait en devinant le sommet approcher, ses ongles me lacéraient les épaules. Une liane folle, enivrée par la sève du tronc qu'elle enlaçait. Je l'inondais, je l'emplissais de moi. Je touchais en elle le fond vertigineux du ciel, la fraîcheur des flots noirs. Son cœur battait déjà quelque part au-delà de la taïga nocturne…

Le vent semait des pétales blancs sur nos corps étendus dans la bienheureuse fatigue de l'amour. Le feu de bois que nous avions allumé en arrivant s'élevait, de temps en temps, en un long panache rouge, puis s'apaisait, s'étalait par terre dans le rutilement silencieux de la braise. La barque attachée au perron de l'isba, frôlée parfois par une vague, émettait un chuchotement suivi de clapotis ensommeillés. Et le hamac, le hamac de nos rêves fous, se balançait au-dessus de nos têtes, dans le bouillonnement de l'écume des fleurs. Il ressemblait à un fabuleux filet qu'un pêcheur dément aurait lancé dans le ciel noir, pour qu'il lui apporte quelques étoiles palpitantes…

Ce même été, en juillet, par une journée grise et calme, je marchais dans les rues de Nerloug, un sac de provisions à la main. Les jardins déversaient sur les haies l'abondance de leur feuillage. Dans les cours, on entendait le gloussement paresseux des poules. Les moineaux s'ébattaient dans la poussière tiède au bord des petites rues. Tout était si familier, si quotidien! Il n'y avait que moi qui portais à travers cette journée tranquille l'immensité frémissante de mon premier amour.

Dans le petit bâtiment de la gare routière, je fis la queue avec quelques femmes devant le guichet. Tout à ma fièvre secrète, je ne prêtai d'abord pas attention à leurs conversations. Soudain, le nom de la Rousse rompit mon oubli heureux.

– Mais qu'est-ce qu'il pouvait faire, lui? On l'a repêchée cinq bons kilomètres après le pont. Médecin ou pas, qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse?

– Je ne sais pas… Peut-être la respiration artificielle. On dit que ça peut aider…

– De toute façon, elle était toute pourrie, cette fille, je vous dis. Si c'était pas ça, ça serait la syphilis ou autre chose…

– Bien fait pour elle! Quand je pense au nombre de gens à qui elle a refilé ses saloperies…

La dernière réflexion parut trop rude aux femmes. Elles se turent, en baissant les yeux, en se détournant, mais, intérieurement, elles devaient approuver la réplique. C'est alors qu'une vieille aux lèvres pâles et fines qui n'avait encore rien dit se mit à parler avec de petits ricanements comme pour détendre l'atmosphère:

– Je l'ai vue, hi-hi-hi! je l'ai souvent vue, à la gare, cette fille! Elle était drôlement rusée, je peux vous dire, comme pas un. Tout le temps, elle faisait mine d'attendre un train. Elle allait, elle venait, regardait l'heure. Comme si qu'on aurait dit une voyageuse. Hi-hi-hi!…

– Une voyageuse, tu parles! Une vraie salope! coupa une femme en rajustant les bretelles de son sac à dos. Que Dieu me pardonne, mais vraiment, bien fait pour elle!

Je quittai ma place dans la file d'attente, je poussai la porte en emportant dans ma tête résonnante ce petit rire semblable à des éclats de verre concassé… J'allai à Kajdaï.

Je n'eus pas le courage d'approcher de son isba. Je vis la porte barrée par deux longues planches croisées, la fenêtre avec les vitres cassées. Les branches du bouleau cachaient dans leur feuillage la vie légère et volubile de quelques oiseaux invisibles. Un chant pur et fragile dans ce jardin silencieux…

Je m'en allai en empruntant le même chemin qu'en hiver. Mais à présent, la plaine qui' descendait vers l'Oleï était toute couverte de fleurs.

La mort de la femme rousse – ou plutôt la conversation à propos de son suicide – rendit mon choix définitif: il fallait partir. Quitter le village, fuir Nerloug, ne plus voir ces lieux où le conte du vieux Chinois l'emporterait finalement sur l'élégance de l'aventure occidentale. Où dans un coin sombre d'une gare routière on entendrait le crissement du verre concassé. Et ce crissement, une fois Belmondo reparti, se répandrait partout. Ce serait le bruit des lourdes bottes des prisonniers emmenés, en rangs tassés, aux travaux, et le sifflement strident des scies s'enfonçant dans la chair tendre des cèdres, et le grincement des attelages entre les wagons du Transsibérien que personne n'attendrait plus à Kajdaï. Ce crissement redeviendrait la matière même de la vie rude des habitants. Enfin de ceux qui ne sauraient pas y échapper en fuyant au-delà du Baïkal, au-delà de l'Oural, derrière cette frontière invisible mais si matérielle de l'Europe.

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