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Oui, j'étais décidé à fuir le plus vite possible. Je voulais m'arracher à la liane qui pénétrait chaque nuit davantage dans mon corps. Fuir mon amour. Cet amour muet. Ma belle Nivkh renversait sur moi le ciel étoilé qui flamboyait dans ses yeux bridés, elle m'entraînait dans une chute vertigineuse à travers le vent des steppes. Son amour fondait nos cris avec les bramements des cerfs aux orées éclairées de lune, nos corps avec la coulée fauve de la résine sur les troncs des cèdres, le battement de nos cœurs avec le palpitement des étoiles. Mais…

Mais cet amour était muet. Il se passait de mots. Il était impénétrable à la pensée. Et moi, j'avais déjà fait mon éducation européenne. J'avais déjà goûté à la terrible tentation occidentale du mot. «Ce qui n'est pas dit n'existe pas!» me soufflait cette voix tentatrice. Et que pouvais-je dire du visage au sourire bouddhique de ma Nivkh? Comment pouvais-je penser cette fusion de notre désir, de la respiration puissante de la taïga, des flots de l'Oleï sans la diviser en mots? Sans tuer leur vivante harmonie?

J'aspirais à une histoire d'amour. Dite avec toute la complexité des romans occidentaux. Je rêvais des aveux à bout de souffle, des lettres d'amour, des stratagèmes de la séduction, des affres de la jalousie, de l'intrigue. Je rêvais des «mots d'amour». Je rêvais des mots…

Et ma Nivkh, un jour que nous marchions dans la taïga, se mit tout à coup à genoux et écarta avec précaution l'entremêlement des feuilles et la couche touffue de mousse. Je vis un gros bulbe brun d'où sortait, posée sur une courte tige pâle, une fleur d'une finesse et d'une beauté ineffables Son corps oblong, d'un mauve transparent, semblait frémir doucement dans la pénombre des sous-bois. Et, comme toujours, la Nivkh ne dit rien. Ses mains enfoncées dans la mousse semblaient légèrement éclairées par le calice de la fleur…

Ma décision fut prise. Et comme l'intensité de nos rêves provoque logiquement des coïncidences qui n'arrivent pas en temps ordinaire, je reçus bientôt un encouragement évident…

De retour de Kajdaï, je tirai de mon sac de provisions un journal froissé. C'était un journal rare, introuvable même dans les kiosques de Nerloug. Un de ceux que nous étions toujours si heureux de ramasser sur le siège d'un car, ou dans la salle d'attente d'une gare. Un Leningrad du soir, oublié sans doute par quelque voyageur qu'un hasard farfelu avait amené dans nos lieux de perdition. Je lus ces quatre pages d'un trait, sans omettre ni les programmes de la télévision leningradoise ni les prévisions de la météo. C'était bizarre d'apprendre que, deux semaines auparavant, dans cette ville fabuleusement lointaine, il avait plu et que le vent avait soufflé du nord-est. Ce fut là, à la quatrième page, entre les annonces d'offres d'emplois et celles de ventes d'animaux (chiot de caniches royaux, chats siamois…), que mon regard tomba sur ces quelques lignes entourées d'un cadre décoratif:

LE COLLÈGE DES TECHNICIENS DU CINÉMA DE LENINGRAD OUVRE L'INSCRIPTION DES ÉLÈVES POUR LES SPÉCIALITÉS SUIVANTES: ÉLECTRICIEN, MONTEUR, INGÉNIEUR DU SON OPÉRATEUR…

Ma tante revint dans la pièce. D'un geste rapide, je cachai le journal, comme si elle pouvait deviner le grand projet qui m'illuminait. Ce n'était plus un simple désir d'évasion, mais un objectif précis. Leningrad, cette ville brumeuse à l'autre bout du monde, devenait un grand pas en direction de Belmondo. Un tremplin qui me projetterait, j'en étais sûr, à sa rencontre…

Vers la fin du mois d'août, par un soir très clair sentant déjà la fraîcheur automnale, ma tante m'appela dans la cuisine d'une voix qui me parut étrange. Elle était assise, très droite, à la table, habillée d'une robe qu'elle ne mettait que les jours de fête quand venaient ses amies. Ses grandes mains aux doigts fermes et osseux froissaient machinalement le coin de la nappe. Elle se taisait.

Se décidant enfin, elle parla en évitant de me regarder:

– Voilà, Mitia, il faut que je te dise… Verbine et moi, nous avons longtemps réfléchi et… Et nous allons nous marier la semaine prochaine. On est vieux, ça fera rire les gens, peut-être. Mais c'est comme ça…

Sa voix se coupa. Elle toussota en portant la main à ses lèvres et ajouta:

– Attends un peu, il doit venir. Il voulait faire ta connaissance…

«Mais on se connaît très bien!» faillis-je m'écrier. Et je me tus en comprenant qu'il s'agissait d'un rituel plus que d'une simple présentation…

Le passeur de bac apparut presque aussitôt. Il devait attendre dans la cour. Il avait mis une chemise claire, au col très large pour son cou ridé. En entrant d'un pas gauche, il eut un sourire gêné et me tendit son unique main de manchot Je la serrai avec beaucoup de chaleur. Je voulais tellement leur dire quelque chose d'encourageant, d'agréable, mais les mots ne venaient pas. Verbine, toujours de sa démarche gauche, alla vers ma tante, se mit à côté d'elle dans une sorte de garde-à-vous indécis.

– Voilà, dit-il en agitant légèrement son bras, comme pour dire. ce qui est fait est fait.

Et quand je les vis, comme ça, l'un près de l'autre, ces deux vies si différentes et si proches dans leur longue et sereine souffrance, quand je perçus sur leurs visages simples et inquiets le reflet de cette tendresse craintive qui les avait unis, je quittai la pièce en courant. Je sentais qu'une boule salée me serrait la gorge. Je descendis le perron de notre isba, retirai sa planche latérale envahie d'herbes folles et sortis une boîte en fer-blanc. Je revins dans la pièce, et, devant ma tante et Verbine interdits, je déversai le contenu de la boîte. L'or brilla. Du sable, de menues pépites et même des petits cailloux jaunes. Tout ce que j'avais accumulé depuis des années. Sans rien dire, je me retournai et me sauvai dehors.

Je marchai le long de l'Oleï puis, m'approchant du bac, je m'assis sur les grosses planches de son radeau…

Ce qui venait de se passer ne fit que me convaincre davantage: il fallait partir. Ces gens qui m'étaient tellement chers, je le comprenais maintenant, avaient leur destin à eux. Le destin de cet énorme Empire qui les avait broyés, mutilés, meurtris. C'est juste à la fin de leur vie qu'ils réussissaient à s'en remettre. Ils se rendaient compte que la guerre était bel et bien finie. Que leurs souvenirs n'intéressaient plus personne. Que les cristaux de neige qui se posaient sur les manches de leurs touloupes avaient toujours la même délicatesse étoilée. Que le vent du printemps apportait toujours le souffle parfumé des steppes… C'est à ce moment-là qu'au bout de l'avenue Lénine ils virent apparaître le rayonnement d'un sourire extraordinaire. Un sourire qui semblait réchauffer l'air glacé à cent mètres autour de lui. Ils sentirent cette bouffée de chaleur. Au printemps, ils redécouvrirent la beauté voilée du premier feuillage. Ils réapprenaient à entendre le bruissement de ces dais transparents, à remarquer les fleurs, à respirer. Leur destin, telle une énorme plaie, se refermait enfin…

Mais moi, je n'avais pas de place dans cette vie convalescente. Il fallait partir.

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