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– Qu’y a-t-il? demanda l’un d’eux en s’avançant au milieu des ouvriers en révolte.

– Il y a, dit un des ouvriers, que nous ne voulons pas de monsieur pour contremaître, et il désignait Ulric.

– Pourquoi n’en voulez-vous pas? dit le patron.

– Parce que c’est humiliant pour nous d’être commandés par quelqu’un qui, il y a un an, était encore notre apprenti.

– Eh bien, répondit le maître, qu’est-ce que cela prouve?

– Ça prouve, continua l’ouvrier, qui commençait à balbutier, ça prouve que nous sommes tous égaux et qu’on ne doit pas faire d’injustice. Il y a des gens qui travaillent depuis dix ans dans la maison, et ça les vexe de voir entrer un étranger comme ça tout de go dans la première bonne place qui se trouve vacante.

– Oui, c’est injuste! murmurèrent tous les ouvriers, comme pour encourager l’orateur qui discutait leurs intérêts.

– À bas Marc Gilbert! s’écrièrent quelques voix, à bas le monsieur!

– D’ailleurs, continua l’ouvrier qui avait déjà parlé, pourquoi avez-vous renvoyé Pierre? C’était un brave homme… qui faisait vivre sa femme et ses enfants avec sa place.

– Silence! dit le maître d’une voix impérative, et qu’on n’ajoute plus un mot. Je n’ai pas de compte à vous rendre, et je fais ce que je veux. Si Pierre a perdu sa place, il est d’autant plus coupable de s’être exposé à la perdre qu’il a une femme et des enfants. Pierre était un paresseux qui encourageait la paresse; c’était un brave homme pour vous, un bon enfant, et vous le regrettez parce qu’il vous comptait des heures de travail que vous passiez au cabaret. Pour moi, Pierre était un voleur…

Un murmure, aussitôt comprimé par un geste du maître, s’éleva parmi les ouvriers.

– J’ai dit un voleur, et je le répète, et tous ceux qui reçoivent de l’argent qu’ils n’ont pas gagné sont de malhonnêtes gens. Pierre a abusé de ma confiance; pourtant j’ai été patient, j’ai eu égard à sa position de père de famille.

Mais plus j’étais indulgent, et plus il s’est montré incorrigible. À mon tour, j’eusse été coupable envers mes associés en conservant chez moi un homme qui compromettait leurs intérêts. L’honnêteté est dans le devoir; j’ai fait le mien, donc j’ai été juste en renvoyant Pierre, et juste encore en le remplaçant par un homme honnête, laborieux, intelligent. Est-ce ma faute si, parmi tous les ouvriers qui travaillent ici depuis dix ans, je n’en ai pas trouvé un réunissant les qualités et les capacités nécessaires pour remplir l’emploi vacant? Est-ce ma faute si c’est justement l’apprenti à qui tout l’atelier commandait il y a un an qui se trouve être le seul aujourd’hui digne de commander à tout l’atelier? Vous parliez d’égalité tout à l’heure; eh bien, non, vous tous qui parlez, vous n’êtes pas les égaux de Marc Gilbert. Vous n’êtes pas égaux les uns aux autres, puisqu’il y en a parmi vous dont le salaire est différent, et ceux-là qui vous prêchent cette égalité sont des fous; et vous savez bien vous-mêmes, quand vous venez recevoir votre paye, que celui qui travaille le plus et le mieux doit être payé davantage que ceux dont le travail et l’habileté sont moindres.

Ainsi donc, à compter d’aujourd’hui, Marc Gilbert est votre contremaître. C’est un autre moi-même, et j’entends qu’on le respecte et qu’on lui obéisse comme à moi-même. Et maintenant, ceux qui ne sont pas contents peuvent s’en aller.

Pendant ce discours, tous les ouvriers étaient silencieusement retournés à leur travail.

– Cet homme est juste, pensa Ulric en regardant son patron.

– Monsieur Marc Gilbert, lui dit celui-ci, il y a un an vous êtes entré dans la maison en qualité d’apprenti; aujourd’hui, après moi, vous allez y occuper la première place. Ce n’est pas une faveur que je vous accorde, comme je le disais tout à l’heure, c’est une justice. J’espère que vous êtes content, et qu’en une année vous aurez fait du chemin. Seulement, comme vous êtes un peu jeune, et que vous n’auriez pas peut-être toute l’expérience nécessaire, nous ne vous donnerons d’abord que les deux tiers des appointements que nous donnions à votre prédécesseur. Néanmoins la part est encore belle, avouez-le.

Ulric resta profondément étonné par cette contradiction.

– Singulière justice, murmura-t-il quand il fut seul. On remplace un homme paresseux, sans intelligence et sans probité, par un homme qu’on sait être intelligent, probe et dévoué, et sans tenir compte du bénéfice que sa gestion loyale procurera à la maison, on paye l’honnête homme moins cher qu’on ne payait le voleur!

Au bout de huit jours, les nouvelles fonctions et l’autorité dont elles investissaient Ulric lui avaient attiré déjà une foule de courtisans, et ceux-là qui se montraient les plus humbles et les plus empressés autour de lui étaient les mêmes qui jadis s’étaient montrés les plus durs et les moins indulgents à son égard, les mêmes qui s’étaient le plus ouvertement déclarés hostiles à sa nomination. Il expérimenta alors sur le vif ces nobles qualités qui, disait-il autrefois, devaient croître dans les sillons arrosés par les sueurs du travail, et son cœur s’emplit d’un nouveau dégoût en voyant ces hommes qui, devant être pourtant liés par une commune solidarité, essayaient de se nuire les uns aux autres en venant dénoncer les infractions qui se commettaient dans l’atelier, espérant sans doute qu’Ulric leur payerait, en tolérant les leurs, la dénonciation des fautes commises par ceux de leurs compagnons dont ils se faisaient les espions.

– Ô fraternité! murmurait Ulric, fantôme chimérique, mot sonore qu’on fait retentir comme un tocsin pour ameuter les révoltes. On peut facilement t’inscrire sur les étendards et sur le fronton des monuments; mais les siècles futurs ajoutés aux siècles passés auront bien de la peine à te graver dans le cœur de l’homme.

Ainsi donc, dans les classes inférieures de la société, dans le monde des blouses, Ulric avait retrouvé la même corruption, le même esprit de mensonge, la même fureur d’oppression du fort contre le faible. Là, comme ailleurs, tous les vices régnaient sous la présidence de l’égoïsme, maître souverain; tous les nobles instincts étaient crucifiés sur les croix de l’intérêt; là aussi, toute vertu avait son Judas et son Pilate. Là aussi, comme ailleurs et plus qu’ailleurs, Ulric put se convaincre par sa propre expérience que l’ingratitude, celle qui de toutes les plantes humaines a le moins besoin de culture, croissait en plein cœur.

En haut, il avait trouvé le mal hypocrite, rusé, mais intelligent et presque séducteur.

En bas, il le trouva de même, mais cynique, brutal, et presque repoussant.

Un soir Ulric était seul dans sa chambre; plongé dans une misanthropie qui devenait chaque jour plus aiguë, la tête posée entre ses mains, ses yeux erraient machinalement sur un livre ouvert qui se trouvait sur une table: c’était l’Émile de Rousseau, et un signe marginal semblait annoter ce passage:

«Il faut être heureux! c’est la fin de tout être sensible; c’est le premier désir que nous imprima la nature et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur? Chacun le cherche et nul ne le trouve; on use sa vie à le poursuivre et on meurt sans l’avoir atteint.»

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