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Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il déroulait devant sa pensée le panorama de sa vie passée, ne pouvait-il s’empêcher de pousser des plaintes sinistres.

On est majeur à tout âge pour les passions; mais le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme est sans contredit une majorité précoce. Celui qui vit trop jeune vit généralement trop vite; et les privilégiés sont ceux-là qui, pareils aux écoliers, peuvent prendre le long chemin et n’arriver que le plus tard possible au but où la raison enseigne la science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il est des êtres chez qui les facultés se développent avant l’heure, et qui, se hâtant d’aller demander à la réalité ses logiques démentis, toujours pleins de désenchantements, se déchirent aux épines de la vérité, à l’âge où l’on commence à peine à respirer l’enivrant parfum des mensonges.

Lorsqu’on rencontre quelques-uns de ces malheureux mutilés par l’expérience, il faut les accueillir avec une pitié secourable; on ne peut interdire la plainte aux blessés, et l’ironie et le blasphème d’un sceptique de vingt ans ne sont bien souvent que le râle de sa dernière illusion.

Le motif qui avait amené Ulric à quitter le monde pour venir se réfugier dans la vie des prolétaires était moins une excentricité romanesque qu’une tentative très sérieusement méditée, et sans doute inspirée par une espèce de philosophie mystique particulière aux esprits tourmentés par les fièvres de l’inconnu.

Spectateur épouvanté et victime souffrante de la corruption et de la fausseté qui règnent dans les relations du monde; trompé à chaque pas qu’il y faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une contrée maudite, sentait se transformer sous sa dent, en cendre infecte ou en fiel amer, les fruits magnifiques qui avaient tenté son regard et excité son envie, Ulric voyait, dans cette corruption et cette fausseté même, un fait providentiel.

– Il est juste, pensait-il, que ceux qui, en arrivant dans la vie, y sont accueillis par le sourire doré de la fortune et trouvent dans leurs langes, brodés par la main des fées protectrices, les talismans enchantés qui leur assurent d’avance toutes les jouissances et toutes les félicités qu’on peut échanger contre l’or; il est peut-être juste que ces privilégiés, fatalement condamnés au plaisir, soient déshérités du bonheur, la seule chose qui ne s’achète pas et ne soit point héréditaire.

«Leur destin leur a dit en naissant: Toi, tu vivras parmi les puissants, dans cette moitié du monde qui fait l’éternelle envie de l’autre moitié. Tu auras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront des lois; jeune homme, tous les plaisirs feront cortège à ta jeunesse, et chacune de tes fantaisies viendra s’épanouir en fleur au premier appel de ton désir; homme, toutes les routes seront ouvertes à ton ambition. Tu seras enfin ce qu’on appelle un heureux du monde. Mais ton bonheur n’aura que des apparences, et chacune de tes joies sera doublée d’une déception; car tu vas vivre dans une société où la corruption est presque une nécessité d’existence, et la perfidie une arme de défense personnelle qu’on doit toujours avoir à la main comme un soldat son épée.»

C’est ainsi qu’Ulric avait raisonné intérieurement, et cette singulière philosophie l’avait conduit à rêver cette singulière espérance.

«En revanche, ajoutait-il, ceux-là qui naissent abandonnés de la fortune, les malheureux qui n’ont d’autre protection qu’eux-mêmes et traversent la vie attelés à la glèbe du travail, ceux-là du moins, au milieu de la dure existence que leur impose leur destin, doivent conserver les bons instincts dont ils sont doués nativement. La bonne foi, la reconnaissance, toutes les nobles qualités humaines doivent croître dans les sillons qu’arrose la sueur du travail. L’ouvrier doit pratiquer avec la rudesse de ses mœurs la fraternité; ne possédant rien, il ne connaît point les haines que déterminent les rivalités d’intérêt; ses sympathies et ses amitiés sont spontanées et sincères, et comme celles du monde, n’ont pas seulement la durée d’une paire de gants ou d’un bouquet de bal. Ses amours ignorent les honteux alliages dont sont composés les amours du monde, amours faits d’ambition, d’orgueil, de haine même quelquefois, mais jamais d’amour. L’ignorance du peuple est une sauvegarde contre le mal, car le mal est un résultat du savoir. On fait le bien avec le cœur seulement; le mal exige la collaboration de l’esprit et de la raison.»

Mais cette suprême espérance, à laquelle Ulric s’était obstinément attaché, ne survécut pas à sa tentative. Après avoir pendant six mois vécu au milieu des hommes de labeur, l’étude et le contact des mœurs de ce monde nouveau pour lui laissa Ulric encore plus désolé; et son expérience l’amena à cette conclusion absolue que le bien et le bon n’existaient pas, ou n’existaient qu’à l’état d’instincts dont l’application et le développement n’étaient pas possibles.

Dans les classes élevées de la société, parmi le monde des cravates blanches et des habits noirs, il avait rencontré toute la hideuse famille des vices humains, mais ils étaient du moins correctement vêtus, parlaient le beau langage promulgué par décrets académiques, et n’agissaient point une seule fois sans consulter le code des convenances. Il avait souvent, dans un salon, serré avec joie la main droite d’un homme qui le trahissait de la main gauche, mais cette main était irréprochablement gantée. Souvent il avait cru au sourire de ces trahisons vivantes qu’on appelle des femmes; il s’était laissé émouvoir par les solo de sensibilité qu’elles exécutent en public après les avoir longuement étudiés, comme on fait d’une sonate de piano ou d’un air d’opéra, et il avait été dupe; mais, du moins, ces femmes qui le trompaient étaient vêtues de soie et de velours; les perles et les diamants, arrachés au mystérieux écrin de la nature, luttaient de feux et d’éclairs avec les flammes de leurs regards et resplendissaient sur leur front comme une constellation d’étoiles terrestres. Ces femmes étaient les reines du monde; elles portaient des noms qui avaient eu déjà l’apothéose de l’histoire, et quand elles traversaient un bal, laissant derrière elles un sillage de parfums et de grâces, tous les hommes faisaient sur leur passage une haie d’admirations génuflexes.

– Ulric ne tarda pas à se convaincre que les mœurs de l’atelier ne valaient pas mieux que celles du salon.

En venant pour la première fois à son travail, l’apparence chétive de sa personne, la pâleur distinguée de son visage, la blancheur de ses mains, jusque-là restées oisives, lui valurent, de la part de ses nouveaux compagnons, un accueil plein d’ironie et d’insultes. Résigné d’abord aux humbles fonctions d’apprenti, Ulric subit patiemment sans y répondre toutes les oppressions et toutes les injures dont on l’accablait à cause de sa faiblesse apparente, à cause de sa façon de parler, qui n’avait rien de commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard, lorsque la pratique de son état eut développé sa force, quand la rouille du travail eut rendu ses mains calleuses et bruni son visage empreint d’un cachet de mâle virilité, ceux qui, en d’autres temps, avaient abusé de leur force pour l’opprimer, changèrent subitement de langage et de manières avec lui dès qu’ils s’aperçurent que son bras frêle soulevait les plus lourds fardeaux aussi facilement que le souffle d’orage enlève une plume du sol.

Au bout d’un an de séjour dans l’atelier, Ulric, dont l’intelligence avait été remarquée par ses chefs, fut nommé contremaître. Cette nomination excita parmi tous ses compagnons un concert de récriminations honteuses et jalouses, et le jour où Ulric se présenta pour la première fois à l’atelier avec son nouveau titre, la conspiration éclata d’une façon assez menaçante pour nécessiter l’intervention des chefs.

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