Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Je vous en supplie, monsieur, dit Octave en se levant, ne faites point de cérémonies à cause de moi.

– Eh! monsieur, s’écria le vieillard avec un sourire, c’est aujourd’hui fête; on sort la croix et la bannière, comme on dit; je ne puis point rester comme je suis là. Ne voyez-vous pas que je suis en cuisinier? ajouta-t-il en montrant un tablier qui était serré autour de son corps; depuis ce matin je suis auprès de mes fourneaux à préparer ma petite noce; nous avons un joli petit dîner; je suis gourmand, fils de gueulards, comme nous disions dans le temps jadis. Enfin, vous verrez. J’avais bien peur de le manger tout seul, mon pauvre dîner; mais j’ai eu la bonne idée de vous inviter. Attendez-moi, je suis à vous dans un instant; je vous ménage une surprise; je parie que vous ne me reconnaîtrez pas tout à l’heure. Ah! bah! Vous direz que je suis un vieux fou; mais c’est égal, je n’ai pas de perruque et je ne porte pas lunettes. Mon vin est bon, mes verres sont grands, et nous allons rire.

Et il passa dans une chambre voisine, laissant Octave tout stupéfait.

En attendant le retour de son hôte, Octave examina la pièce où il se trouvait. C’était un petit salon tendu de papier de couleur gaie et garni de meubles d’un autre âge. Les fauteuils, dont les housses étaient enlevées, racontaient de galantes histoires et des bergeries dans le style de Boucher et de Watteau: bergers et bergères, chaumières fleuries, troupeaux enrubannés, Colins et Colettes, tout le monde charmant de la pastorale. Au-dessus d’une petite glace au cadre historié qui se trouvait posée sur la cheminée, on voyait dans un autre cadre un parchemin jauni sur lequel était apposé le grand sceau de l’empire: c’était un brevet de chevalier de la légion d’honneur. Au-dessous étincelait la croix, attachée à un bout de ruban. À côté de la croix, des épaulettes de laine noircies par la fumée de la poudre, et, pour compléter ce trophée, un sabre d’honneur dont la lame avait brillé au soleil des grandes batailles impériales. Aux murailles étaient accrochés quelques tableaux, ou plutôt de simples lithographies coloriées, dont les sujets étaient empruntés à des histoires d’amour d’une littérature qui florissait jadis au bruit du canon. Le parquet de ce petit salon était recouvert d’une assez belle tapisserie représentant l’enlèvement d’Hélène.

Au bout d’un quart d’heure d’absence, – et comme Octave avait achevé son examen, – le vieux voisin entra dans le salon. Comme il en avait prévenu Octave, celui-ci ne le reconnut pas sur-le-champ, tant il était changé.

Le vieux voisin avait un costume d’il y a soixante ans: c’était un habit complet de paysan endimanché.

La veste en surcot marron, culotte en velours olive, gilet de basin, – laissant voir une chemise à petits plis, agrafée au col par un anneau d’argent; cravate à pointes brodées, des breloques en graines d’Amérique battant sur le ventre, des bas chinés et des souliers à boucles; – un gros bouquet comme en ont les mariés de campagne était attaché à la veste.

Il s’avança en souriant et d’un air leste vers Octave, qui était au comble de l’étonnement.

– Ah! ah! fit-il, vous ne me reconnaissez pas. Je vous l’avais bien dit; ça me fait plaisir tout de même. C’est l’habit de ma jeunesse, voyez-vous. Je ne le mets plus qu’une fois par an, au jour de ma naissance. Ça vous fait rire!… Ah! jeune homme… quand je mets cet habit-là, voyez-vous, il me semble que je change de peau… et que mes cheveux redeviennent blonds.

Et comme il disait ces paroles, ses gestes, son accent, son regard, – tout cela n’avait que vingt ans.

Octave ne comprenait rien à cette métamorphose subite.

– Allons, dit le vieillard… passons dans la salle à manger; tout est prêt, la table est mise, et nous n’aurons point à nous déranger. Je me sers moi-même, mon jeune ami. Autrefois j’avais une servante jeune et jolie; c’était la fille d’une pauvre femme; mais on jasait dans la maison, et quand on rencontrait ma domestique, on lui chantait sur l’escalier:

«Allons, Babet, un peu de complaisance.» J’ai entendu ça un jour et ça m’a fâché. La pauvre fille était innocente. Je lui ai payé un an de gages et je l’ai renvoyée; j’ai préféré rester seul plutôt que d’avoir une servante vieille.

– Allons, dit le vieux voisin en faisant entrer Octave dans une petite salle à manger – où un appétissant dîner était préparé, – allons, jeune homme, asseyez-vous là, – en face de moi, et pour commencer, buvons, – buvons à nos vingt ans!

Et, faisant sauter le bouchon d’une bouteille de vieux vin, contemporain de son enfance, le voisin en versa deux verres et trinqua avec Octave, qui se plaça en face de lui.

– Comment vous nommez-vous? demanda tout à coup le voisin.

– Je m’appelle Octave, dit celui-ci.

– Et moi… dit le voisin. Au fait, ajouta-t-il en riant, appelez-moi comme tout le monde… le bonhomme Jadis… et votre maîtresse, comment se nomme-t-elle? dites, que nous buvions à sa santé.

– Je n’ai pas de maîtresse, dit Octave en rougissant presque.

Ah! ciel! – fit le bonhomme Jadis. Vous êtes sûr… Ordinairement l’approche de la jeunesse a toutes les douceurs souriantes d’une aube d’été, et, comme l’oiseau qui va tenter sa première volée et se penche au bord du nid pour saluer d’un chant joyeux le rayon matinal, le cœur de ceux qui arrivent à l’âge juvénile s’emplit de murmures: mille voix pleines de charmantes promesses s’éveillent dans leur âme, et leurs lèvres, où fleurit un beau sourire, saluent d’un cri d’espérance le soleil levant de leur vingtième année.

Il n’en était pas de même pour Octave, qui avait trouvé le malheur assis au seuil de son adolescence. Aussi la jeunesse lui apparaissait-elle à travers une brumeuse tristesse, et il aurait voulu pouvoir franchir d’un seul pas, et dans un seul jour, cet âge qui sépare l’époque où l’on rêve de l’époque où l’on se souvient. À vingt ans, il ne savait donc rien d’exact et de précis sur les choses de la vie. C’était une de ces natures tardives qui atteignent quelquefois le milieu de la jeunesse sans que rien ait tressailli dans leur cœur, recouvert d’une cuirasse de placidité. Aussi avait-il paru étonné et presque effrayé quand son vieux voisin lui avait demandé le nom de sa maîtresse.

Mais le vieillard parut encore surpris davantage lorsque Octave lui répondit qu’il n’était pas amoureux. Un sourire d’incrédulité courut sur ses lèvres, et il fit un petit geste qui voulait dire:

– Allons donc!

Mais Octave répéta sa réponse, et, en quelques mots, raconta son passé et sa situation présente. Le vieillard l’avait écouté, les coudes sur la table et la tête appuyée dans ses mains.

– Pas de maîtresse! C’est prodigieux! murmurait-il. Mais alors, jeune homme, qu’est-ce que vous faites donc de vos vingt ans?

– Je suis pauvre, j’ai mon avenir à assurer, et pour moi le travail est un devoir, dit Octave.

– Le premier devoir de la jeunesse, c’est le plaisir, et l’amour en est la première vertu, dit le bonhomme Jadis en vidant son verre. Moi, j’ai été vertueux. Ma conscience est en repos, ajouta-t-il avec un large rire.

19
{"b":"100845","o":1}