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Un dimanche soir, Octave lisait auprès de sa fenêtre, quand il aperçut son vieux voisin, dont la tête blanche s’encadrait dans un berceau de chèvrefeuille et de plantes grimpantes. Ils se saluèrent l’un l’autre par une inclination de tête. C’était au commencement de mai. La soirée était magnifique; l’air doux promenait des odeurs de feuilles vertes et de lilas, et des refrains joyeux que chantaient des ouvriers se rendant par bandes aux barrières. De temps en temps, et suivant les variations du vent, on entendait, tantôt distinctement, et tantôt comme des rumeurs confuses, les orchestres des guinguettes qui peuplent les boulevards extérieurs.

– Eh! jeune homme, s’écria tout à coup le vieux voisin, dont le visage venait de se fendre par un large sourire, – entendez-vous?

Octave leva les yeux de dessus son livre et regarda le vieillard.

– Entendez-vous, continua celui-ci, entendez-vous les violons? et en avant deux, allez donc! ajouta-t-il en se dandinant.

Et comme une bouffée de musique, apportée par le vent, venait précisément de lui secouer une gamme dans les oreilles, Octave répondit qu’il entendait en effet.

– Eh bien, continua le voisin, est-ce que cela ne vous donne pas envie de fermer votre livre? Octave sourit, et détourna la tête en signe négatif.

À cette réponse, le sourire du vieillard s’éteignit sur sa figure.

– Vraiment, reprit-il, ça ne vous fait rien?

– Rien! dit Octave.

– Quel âge avez-vous donc?

– J’ai vingt ans…

– Vingt ans… et ça ne vous fait rien? prodigieux! Ah! jeune homme, si vous pouviez me prêter vos jambes, comme je les prendrais à mon cou pour courir où sont les violons. Et vous avez vingt ans? dit le voisin avec un accent étonné.

– Je les ai eus précisément aujourd’hui, répondit Octave, qui se rappelait que ce jour était son anniversaire de naissance.

– Aujourd’hui! dit le vieillard en frappant dans ses deux mains. Aujourd’hui! prodigieux! étrange en vérité! Vingt ans; eh bien, moi, jeune homme, moi qui vous parle, aujourd’hui, ce matin, j’ai eu soixante-cinq ans.

– On ne vous les donnerait pas, dit Octave, pour répondre.

– Oui, mais le bon Dieu me les a donnés, lui, et je ne le tiens pas quitte. Il voudrait m’en donner encore autant, que ça ne serait pas de refus. Au reste, quand il lui plaira d’arrêter les frais, je suis tout prêt; au moins je n’aurai pas loin à aller. Montmartre est à deux pas, ce sera commode, j’entendrai les violons de plus près.

Octave avait fermé son livre et regardait son voisin avec plus de curiosité qu’il ne l’avait fait jusque-là. C’était un petit homme d’une physionomie à la fois douce et fière. Son front, à demi couvert de cheveux parfaitement blancs, n’avait pas une seule ride; sa bouche était spirituelle et fine, et l’éclat de ses yeux vifs jetait sur tout son visage une clarté gaie qui lui enlevait, à première vue, au moins un tiers de son âge.

– Monsieur, dit-il tout à coup pendant qu’Octave l’examinait, permettez-moi de vous faire une proposition; vous la trouverez peut-être indiscrète, mais je me risque; après cela vous êtes libre de ne la point accepter… ce qui me ferait de la peine, je vous l’avoue… Voilà, monsieur, ce que je voulais vous proposer, fit le vieillard avec un charmant sourire. Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviez vingt ans aujourd’hui même. Par un singulier rapport, il se trouve que ce jour est l’anniversaire de ma naissance; ordinairement, à cette occasion, j’ai toujours eu un convive ou deux, des jeunes gens toujours. – Ah! la jeunesse! dit le vieillard en se frappant le front avec un geste et un accent indescriptibles, la jeunesse! – Enfin, monsieur, toutes les autres années, j’ai eu un visage ami à ma table. – On riait, on causait; au dessert on chantait des chansons, les nouvelles et celles de jadis, et on arrosait les chansons avec un vieux vin qui est de mon âge et que j’ai goûté, quand il était raisin, dans un petit clos bourguignon. On l’a mis en bouteille le jour où on m’a mis une culotte. J’en ai encore une quarantaine de flacons dans ma cave, et je n’en bois qu’aux jours de fête, comme aujourd’hui par exemple. – Eh bien, dit le bonhomme, je suis sûr que j’userai la provision. Mais je reviens à ma proposition, monsieur, car je vous ennuie en bavardant là: – C’était pour vous dire qu’aujourd’hui je suis tout seul à dîner, tout à fait seul. L’année dernière j’avais un voisin, un jeune homme qui logeait précisément dans la chambre où vous êtes, et sa femme, jolie fille; quand je dis sa femme, non, ce ne l’était pas, le pauvre garçon, puisqu’il s’est marié avec une autre. La petite était drôle, gaie comme un pinson, et chantait du matin au soir. Je passais ma vie à regarder ce joli ménage. Le jeune homme est parti, comme je vous le disais, et la petite s’est mariée d’un autre côté. – Elle doit être par là-bas à danser, ajouta le vieillard en étendant la main du côté d’où venait la musique du bal. Enfin, monsieur, j’ai été tout triste quand j’ai vu la chambre vide. – Qu’est-ce qui va venir loger là? me demandais-je tous les jours avec inquiétude. – Une vieille femme peut-être? – Ah, voyez-vous, cette idée-là me faisait trembler. Moi qui suis vieux, je ne peux pas regarder ce qui me ressemble. C’est prodigieux, monsieur; mais les vieilles femmes et les enterrements, je ne peux pas voir ça. Ça m’empêche de boire pendant huit jours. C’est pourquoi je me suis logé sur le derrière. Sur le devant, j’aurais trop été exposé à voir les corbillards qui passent dans cette rue du matin au soir, parce que c’est le chemin pour aller au cimetière. Je n’aurais pu me mettre à la fenêtre. À chaque voiture qui serait passée, j’aurais eu peur d’entendre le cocher m’appeler pour m’emmener. Merci, je ne suis pas pressé, c’est moi qui enterrerai les autres. Enfin, monsieur, quand vous êtes emménagé, j’ai été ravi. – Un jeune homme! bon, voilà un jeune homme, me suis-je dit; je ferai sa connaissance, et je me suis intéressé à vous du premier jour où je vous ai vu. C’est pourquoi, monsieur, je vous invite à dîner avec moi pour célébrer mon jour de naissance, qui est aussi le vôtre, à moins que vous n’ayez disposé de votre temps.

Sans savoir pourquoi, Octave fut ému de ce bavardage plein de franchise, de bonne humeur et de gaieté. Le vieux bonhomme paraissait attendre avec anxiété sa réponse, et il poussa un véritable cri de joie quand Octave lui eut répondu qu’il acceptait.

Octave descendit de chez lui et monta chez son voisin, qui lui avait indiqué par où il devait passer.

Le portier ayant aperçu Octave qui montait l’escalier du devant, lui demanda où il allait.

– Je vais chez mon voisin d’en face, dit Octave.

– C’est drôle, fit le portier à sa femme, voilà M. Octave qui va chez le bonhomme Jadis. Et cet événement fut toute la soirée un thème de causerie dans la loge.

Quand Octave entra chez le vieillard, celui-ci l’accueillit avec une cordialité toute juvénile, qui semblait vouloir abréger tout préambule de politesse et les mettre sur-le-champ dans l’intimité.

– Attendez-moi un instant, dit le voisin en faisant asseoir Octave, je vais faire un bout de toilette.

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