Cette fois, elle ne recula même pas, elle leva sur son père des yeux ardents, et continua de courir.
La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse élargies. Il était quatre heures, le soleil, qui baissait à l’horizon, allongeait sur le sol glacé les ombres de cette horde, aux grands gestes furieux.
On évita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle; et, pour s’épargner le détour de la Fourche-aux -Bœufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les Grégoire, précisément, venaient d’en sortir, ayant à rendre une visite au notaire, avant d’aller dîner chez les Hennebeau, où ils devaient retrouver Cécile. La propriété semblait dormir, avec son avenue de tilleuls déserte, son potager et son verger dénudés par l’hiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les fenêtres closes se ternissaient de la chaude buée intérieure; et, du profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-être, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur sage, où coulait l’existence des propriétaires.
Sans s’arrêter, la bande jetait des regards sombres à travers les grilles, le long des murs protecteurs, hérissés de culs de bouteilles. Le cri recommença:
– Du pain! du pain! du pain!
Seuls les chiens répondirent par des abois féroces, une paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et, derrière une persienne fermée, il n’y avait que les deux bonnes, Mélanie, la cuisinière, et Honorine, la femme de chambre, attirées par ce cri, suant la peur, toutes pâles de voir défiler ces sauvages. Elles tombèrent à genoux, elles se crurent mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d’une fenêtre voisine. C’était une farce de Jeanlin: il avait fabriqué une fronde avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux Grégoire. Déjà, il s’était remis à souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin, avec le cri affaibli:
– Du pain! du pain! du pain!
On arriva à Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcenés, brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y avaient passé une heure plus tôt, et s’en étaient allés du côté de Saint-Thomas, égarés par des paysans, sans même avoir la précaution, dans leur hâte, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En moins d’un quart d’heure, les feux furent renversés, les chaudières vidées, les bâtiments envahis et dévastés. Mais c’était surtout la pompe qu’on menaçait. Il ne suffisait pas qu’elle s’arrêtât au dernier souffle expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la vie.
– A toi le premier coup! répétait Etienne, en mettant un marteau au poing de Chaval. Allons! tu as juré avec les autres!
Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe à coups de barres de fer, à coups de briques, à coups de tout ce qu’ils rencontraient sous leurs mains. Quelques-uns même brisaient sur elle des bâtons. Les écrous sautaient, les pièces d’acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachés. Un coup de pioche à toute volée fracassa le corps de fonte, et l’eau s’échappa, se vida, et il y eut un gargouillement suprême, pareil à un hoquet d’agonie.
C’était la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s’écrasant derrière Etienne, qui ne lâchait point Chaval.
– A mort, le traître! au puits! au puits!
Le misérable, livide, bégayait, en revenait, avec l’obstination imbécile de l’idée fixe, à son besoin de se débarbouiller.
– Attends, si ça te gêne, dit la Levaque. Tiens! voilà le baquet!
Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle était blanche d’une épaisse couche de glace; et on l’y poussa, on cassa cette glace, on le força à tremper sa tête dans cette eau si froide.
– Plonge donc! répétait la Brûlé. Nom de Dieu! si tu ne plonges pas, on te fout dedans… Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui! comme les bêtes, la gueule dans l’auge!
Il dut boire, à quatre pattes. Tous riaient, d’un rire de cruauté. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une poignée de crottin, trouvée fraîche sur la route. Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il butait, il donnait des coups d’échine pour fuir.
Maheu l’avait poussé, la Maheude était parmi celles qui s’acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune ancienne; et la Mouquette elle-même, qui restait d’ordinaire la bonne camarade de ses galants, s’enrageait après celui-là, le traitait de bon à rien, parlait de le déculotter, pour voir s’il était encore un homme.
Etienne la fit taire.
– En voilà assez! Il n’y a pas besoin de s’y mettre tous… Si tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble.
Ses poings se fermaient, ses yeux s’allumaient d’une fureur homicide, l’ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer.
– Es-tu prêt? Il faut que l’un de nous deux y reste… Donnez-lui un couteau. J’ai le mien.
Catherine, épuisée, épouvantée, le regardait. Elle se souvenait de ses confidences, de son envie de manger un homme, lorsqu’il buvait, empoisonné dès le troisième verre, tellement ses soûlards de parents lui avaient mis de cette saleté dans le corps. Brusquement, elle s’élança, le souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez, étranglée d’indignation:
– Lâche! lâche! lâche!… Ce n’est donc pas de trop, toutes ces abominations? Tu veux l’assassiner, maintenant qu’il ne tient plus debout!
Elle se tourna vers son père et sa mère, elle se tourna vers les autres.
– Vous êtes des lâches! des lâches!… Tuez-moi donc avec lui. Je vous saute à la figure, moi! si vous le touchez encore. Oh! les lâches!
Et elle s’était plantée devant son homme, elle le défendait, oubliant les coups, oubliant la vie de misère, soulevée dans l’idée qu’elle lui appartenait, puisqu’il l’avait prise, et que c’était une honte pour elle, quand on l’abîmait ainsi.
Etienne, sous les claques de cette fille, était devenu blême. Il avait failli d’abord l’assommer. Puis, après s’être essuyé la face, dans un geste d’homme qui se dégrise, il dit à Chaval, au milieu d’un grand silence:
– Elle a raison, ça suffit… Fous le camp!
Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derrière lui. La foule, saisie, les regardait disparaître au coude de la route. Seule, la Maheude murmura:
– Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour sûr faire quelque traîtrise. Mais la bande s’était remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le soleil d’une rougeur de braise, au bord de l’horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui passait leur apprit que les dragons descendaient du côté de Crèvecœur. Alors, ils se replièrent, un ordre courut.