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A ce moment, il n’était guère plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hâter la remonte; et, comme la bande arrivait, la sortie s’achevait, il restait au fond une vingtaine d’hommes, qui débarquèrent de la cage. Ils s’enfuirent, on les poursuivit à coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. Cette chasse à l’homme sauva le matériel, on ne toucha ni aux câbles ni aux chaudières. Déjà le flot s’éloignait, roulait sur la fosse voisine.

Celle-ci, Crèvecœur, ne se trouvait qu’à cinq cents mètres de Madeleine.

Là, également, la bande tomba au milieu de la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettée par les femmes, la culotte fendue, les fesses à l’air, devant les hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des haveurs se sauvèrent, les côtes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans cette férocité croissante, dans cet ancien besoin de revanche dont la folie détraquait toutes les têtes, les cris continuaient, s’étranglaient, la mort des traîtres, la haine du travail mal payé, le rugissement du ventre voulant du pain. On se mit à couper les câbles, mais la lime ne mordait pas, c’était trop long, maintenant qu’on avait la fièvre d’aller en avant, toujours en avant. Aux chaudières, un robinet fut cassé; tandis que l’eau, jetée à pleins seaux dans les foyers, faisait éclater les grilles de fonte.

Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette fosse était la mieux disciplinée, la grève ne l’avait pas atteinte, près de sept cents hommes devaient y être descendus; et cela exaspérait, on les attendrait à coups de trique, en bataille rangée, pour voir un peu qui resterait par terre. Mais la rumeur courut qu’il y avait des gendarmes à Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s’était moqué. Comment le savait-on? personne ne pouvait le dire. N’importe! la peur les prenait, ils se décidèrent pour Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se retrouvèrent sur la route, claquant des sabots, se ruant: à Feutry-Cantel! à Feutry-Cantel! les lâches y étaient bien encore quatre cents, on allait rire! Située à trois kilomètres, la fosse se cachait dans un pli de terrain, près de la Scarpe. Déjà, l’on montait la pente des Plâtrières, au-delà du chemin de Beaugnies, lorsqu’une voix, demeurée inconnue, lança l’idée que les dragons étaient peut-être là-bas, à Feutry-Cantel. Alors, d’un bout à l’autre de la colonne, on répéta que les dragons y étaient. Une hésitation ralentit la marche, la panique peu à peu soufflait, dans ce pays endormi par le chômage, qu’ils battaient depuis des heures. Pourquoi n’avaient-ils pas buté contre des soldats? Cette impunité les troublait, à la pensée de la répression qu’ils sentaient venir.

Sans qu’on sût d’où ils partaient, un nouveau mot d’ordre les lança sur une autre fosse.

– A la Victoire! à la Victoire!

Il n’y avait donc ni dragons ni gendarmes, à la Victoire? On l’ignorait. Tous semblaient rassurés. Et, faisant volte-face, ils descendirent du côté de Beaumont, ils coupèrent à travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traversèrent en renversant les clôtures. Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l’ondulation lente des terrains s’abaissait, élargissait la mer des pièces de betteraves, très loin, jusqu’aux maisons noires de Marchiennes.

C’était, cette fois, une course de cinq grands kilomètres. Un élan tel les charriait, qu’ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds brisés et meurtris. Toujours la queue s’allongeait, s’augmentait des camarades racolés en chemin, dans les corons. Quand ils eurent passé le canal au pont Magache, et qu’ils se présentèrent devant la Victoire, ils étaient deux mille. Mais trois heures avaient sonné, la sortie était faite, plus un homme ne restait au fond. Leur déception s’exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir à coups de briques cassées les ouvriers de la coupe à terre, qui arrivaient prendre leur service. Il y eut une débandade, la fosse déserte leur appartint. Et, dans leur rage de n’avoir pas une face de traître à gifler, ils s’attaquèrent aux choses. Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie lentement. Des années et des années de faim les torturaient d’une fringale de massacre et de destruction.

Derrière un hangar, Etienne aperçut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon.

– Voulez-vous foutre le camp! cria-t-il. Pas un morceau ne sortira!

Sous ses ordres, une centaine de grévistes accouraient; et les chargeurs n’eurent que le temps de s’éloigner. Des hommes dételèrent les chevaux qui s’effarèrent et partirent, piqués aux cuisses; tandis que d’autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards.

Levaque, à violents coups de hache, s’était jeté sur les tréteaux, pour abattre les passerelles. Ils résistaient, et il eut l’idée d’arracher les rails, de couper la voie, d’un bout à l’autre du carreau. Bientôt, la bande entière se mit à cette besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, armé de sa barre de fer, dont il se servait comme d’un levier. Pendant ce temps, la Brûlé, entraînant les femmes, envahissait la lampisterie, où les bâtons, à la volée, couvrirent le sol d’un carnage de lampes. La Maheude, hors d’elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se trempèrent d’huile, la Mouquette s’essuyait les mains à son jupon, en riant d’être si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait vidé une lampe dans le cou.

Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore:

– Du pain! du pain! du pain!

Justement, à la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque était abandonnée. Quand les femmes revinrent et que les hommes eurent achevé de défoncer la voie, ils assiégèrent la cantine, dont les volets cédèrent tout de suite. On n’y trouva pas de pain, il n’y avait là que deux morceaux de viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement, dans le pillage, on découvrit une cinquantaine de bouteilles de genièvre, qui disparurent comme une goutte d’eau bue par du sable.

Etienne, ayant vidé sa gourde, put la remplir. Peu à peu, une ivresse mauvaise, l’ivresse des affamés, ensanglantait ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses lèvres pâlies. Et, brusquement, il s’aperçut que Chaval avait filé, au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derrière la provision des bois.

– Ah! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre! hurlait Etienne. C’est toi, dans la forêt, qui demandais la grève des machineurs, pour arrêter les pompes, et tu cherches maintenant à nous chier du poivre!… Eh bien! nom de Dieu! nous allons retourner à Gaston-Marie, je veux que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu! tu la casseras!

Il était ivre, il lançait lui-même ses hommes contre cette pompe, qu’il avait sauvée quelques heures plus tôt.

– A Gaston-Marie! à Gaston-Marie!

Tous l’acclamèrent, se précipitèrent; pendant que Chaval, saisi aux épaules, entraîné, poussé violemment, demandait toujours qu’on le laissait se laver.

– Va-t’en donc! cria Maheu à Catherine, qui elle aussi avait repris sa course.

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