Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Dès que Jeanlin reparut avec de la lumière, Etienne le consulta, car l’enfant avait fouillé ces anciens travaux, jusqu’aux fentes où les hommes ne pouvaient passer. Ils repartirent, ils traînèrent le mort près d’un kilomètre, par un dédale de galeries en ruine. Enfin, le toit s’abaissa, ils se trouvaient agenouillés, sous une roche ébouleuse, que soutenaient des bois à demi rompus. C’était une sorte de caisse longue, où ils couchèrent le petit soldat comme dans un cercueil; ils déposèrent le fusil contre son flanc; puis, à grands coups de talon, ils achevèrent de casser les bois, au risque d’y rester eux-mêmes. Tout de suite, la roche se fendit, ils eurent à peine le temps de ramper sur les coudes et sur les genoux. Lorsque Etienne se retourna, pris du besoin de voir, l’affaissement du toit continuait, écrasait lentement le corps, sous la poussée énorme. Et il n’y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre.

Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne scélérate, s’étala sur le foin, en murmurant, brisé de lassitude:

– Zut! les mioches m’attendront, je vais dormir une heure.

Etienne avait soufflé la chandelle, dont il ne restait qu’un petit bout. Lui aussi était courbaturé, mais il n’avait pas sommeil, des pensées douloureuses de cauchemar tapaient comme des marteaux dans son crâne. Une seule bientôt demeura, torturante, le fatiguant d’une interrogation à laquelle il ne pouvait répondre: pourquoi n’avait-il pas frappé Chaval, quand il le tenait sous le couteau? et pourquoi cet enfant venait-il d’égorger un soldat, dont il ignorait même le nom? Cela bousculait ses croyances révolutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. Etait-ce donc qu’il fût lâche? Dans le foin, l’enfant s’était mis à ronfler, d’un ronflement d’homme saoul, comme s’il eût cuvé l’ivresse de son meurtre. Et, répugné, irrité, Etienne souffrait de le savoir là, de l’entendre. Tout d’un coup, il tressaillit, le souffle de la peur lui avait passé sur la face. Un frôlement léger, un sanglot lui semblait être sorti des profondeurs de la terre. L’image du petit soldat, couché là-bas avec son fusil, sous les roches, lui glaça le dos et fit dresser ses cheveux. C’était imbécile, toute la mine s’emplissait de voix, il dut rallumer la chandelle, il ne se calma qu’en revoyant le vide des galeries, à cette clarté pâle.

Pendant un quart d’heure encore, il réfléchit, toujours ravagé par la même lutte, les yeux fixés sur cette mèche qui brûlait. Mais il y eut un grésillement, la mèche se noyait, et tout retomba aux ténèbres. Il fut repris d’un frisson, il aurait giflé Jeanlin, pour l’empêcher de ronfler si fort. Le voisinage de l’enfant lui devenait si insupportable, qu’il se sauva, tourmenté d’un besoin de grand air, se hâtant par les galeries et par le goyot, comme s’il avait entendu une ombre s’essouffler derrière ses talons.

En haut, au milieu des décombres de Réquillart, Etienne put enfin respirer largement. Puisqu’il n’osait tuer, c’était à lui de mourir; et cette idée de mort, qui l’avait effleuré déjà, renaissait, s’enfonçait dans sa tête, comme une espérance dernière. Mourir crânement, mourir pour la révolution, cela terminerait tout, réglerait son compte bon ou mauvais, l’empêcherait de penser davantage. Si les camarades attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il aurait bien la chance d’attraper un mauvais coup. Ce fut d’un pas raffermi qu’il retourna rôder autour du Voreux. Deux heures sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des porions, où campait le poste qui gardait la fosse. La disparition de la sentinelle venait de bouleverser ce poste, on était allé réveiller le capitaine, on avait fini par croire à une désertion, après un examen attentif des lieux. Et, aux aguets dans l’ombre, Etienne se souvenait de ce capitaine républicain, dont le petit soldat lui avait parlé. Qui sait si on ne le déciderait pas à passer au peuple? La troupe mettrait la crosse en l’air, cela pouvait être le signal du massacre des bourgeois. Un nouveau rêve l’emporta, il ne songea plus à mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue, la bruine du dégel sur les épaules, enfiévré par l’espoir d’une victoire encore possible.

Jusqu’à cinq heures, il guetta les Borains. Puis, il s’aperçut que la Compagnie avait eu la malignité de les faire coucher au Voreux. La descente commençait, les quelques grévistes du coron des Deux-Cent-Quarante, postés en éclaireurs, hésitaient à prévenir les camarades. Ce fut lui qui les avertit du bon tour, et ils partirent en courant, tandis qu’il attendait derrière le terri, sur le chemin de halage. Six heures sonnèrent, le ciel terreux pâlissait, s’éclairait d’une aube rougeâtre, lorsque l’abbé Ranvier déboucha d’un sentier, avec sa soutane relevée sur ses maigres jambes. Chaque lundi, il allait dire une messe matinale à la chapelle d’un couvent, de l’autre côté de la fosse.

– Bonjour, mon ami, cria-t-il d’une voix forte, après avoir dévisagé le jeune homme de ses yeux de flamme.

Mais Etienne ne répondit pas. Au loin, entre les tréteaux du Voreux, il venait de voir passer une femme, et il s’était précipité, pris d’inquiétude, car il avait cru reconnaître Catherine.

Depuis minuit, Catherine battait le dégel des routes. Chaval, en rentrant et en la trouvant couchée, l’avait mise debout d’un soufflet. Il lui criait de passer tout de suite par la porte, si elle ne voulait pas sortir par la fenêtre; et, pleurante, vêtue à peine, meurtrie de coups de pied dans les jambes, elle avait dû descendre, poussée dehors d’une dernière claque. Cette séparation brutale l’étourdissait, elle s’était assise sur une borne, regardant la maison, attendant toujours qu’il la rappelât; car ce n’était pas possible, il la guettait, il lui dirait de remonter, quand il la verrait grelotter ainsi, abandonnée, sans personne pour la recueillir.

Puis, au bout de deux heures, elle se décida, mourant de froid, dans cette immobilité de chien jeté à la rue. Elle sortit de Montsou, revint sur ses pas, n’osa ni appeler du trottoir ni taper à la porte. Enfin, elle s’en alla par le pavé, sur la grande route droite, avec l’idée de se rendre au coron, chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la saisit, qu’elle galopa le long des jardins dans la crainte d’être reconnue de quelqu’un, malgré le lourd sommeil, appesanti derrière les persiennes closes. Et, dès lors, elle vagabonda, effarée au moindre bruit, tremblante d’être ramassée et conduite, comme une gueuse, à cette maison publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d’un cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le Voreux, s’effraya des grosses voix du poste, courut essoufflée, avec des regards en arrière, pour voir si on ne la poursuivait pas. La ruelle de Réquillart était toujours pleine d’hommes saouls, elle y retournait pourtant, dans l’espoir vague d’y rencontrer celui qu’elle avait repoussé, quelques heures plus tôt.

Chaval, ce matin-là, devait descendre; et cette pensée ramena Catherine vers la fosse, bien qu’elle sentit l’inutilité de lui parler: c’était fini entre eux. On ne travaillait plus à Jean-Bart, il avait juré de l’étrangler, si elle reprenait du travail au Voreux, où il craignait d’être compromis par elle. Alors, que faire? partir ailleurs, crever la faim, céder sous les coups de tous les hommes qui passeraient? Elle se traînait, chancelait au milieu des ornières, les jambes rompues, crottée jusqu’à l’échine. Le dégel roulait maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s’y noyait, marchant toujours, n’osant chercher une pierre où s’asseoir.

109
{"b":"100680","o":1}