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Comme il se retrouvait près du terri, la lune se montra très claire. Il leva les yeux, regarda le ciel, où passait le galop des nuages, sous les coups de fouet du grand vent qui soufflait là-haut; mais ils blanchissaient, ils s’effiloquaient, plus minces, d’une transparence brouillée d’eau trouble sur la face de la lune; et ils se succédaient si rapides que l’astre, voilé par moments, reparaissait sans cesse dans sa limpidité.

Le regard empli de cette clarté pure, Etienne baissait la tête, lorsqu’un spectacle, au sommet du terri, l’arrêta. La sentinelle, raidie par le froid, s’y promenait maintenant, faisant vingt-cinq pas tournée vers Marchiennes, puis revenait tournée vers Montsou. On voyait la flamme blanche de la baïonnette, au-dessus de cette silhouette noire, qui se découpait nettement dans la pâleur du ciel. Et ce qui intéressait le jeune homme, c’était, derrière la cabane où s’abritait Bonnemort pendant les nuits de tempête, une ombre mouvante, une bête rampante et aux aguets, qu’il reconnut tout de suite pour Jeanlin, à son échine de fou, longue et désossée. La sentinelle ne pouvait l’apercevoir, ce brigand d’enfant préparait à coup sûr une farce, car il ne décolérait pas contre les soldats, il demandait quand on serait débarrassé de ces assassins, qu’on envoyait avec des fusils tuer le monde.

Un instant, Etienne hésita à l’appeler, pour l’empêcher de faire quelque bêtise. La lune s’était cachée, il l’avait vu se ramasser sur lui-même, prêt à bondir; mais la lune reparaissait, et l’enfant restait accroupi. A chaque tour, la sentinelle s’avançait jusqu’à la cabane, puis tournait le dos et repartait. Et, brusquement, comme un nuage jetait ses ténèbres, Jeanlin sauta sur les épaules du soldat, d’un bond énorme de chat sauvage, s’y agrippa de ses griffes, lui enfonça dans la gorge son couteau grand ouvert. Le col de crin résistait, il dut appuyer des deux mains sur le manche, s’y prendre de tout le poids de son corps. Souvent, il avait saigné des poulets, qu’il surprenait derrière les fermes. Cela fut si rapide, qu’il y eut seulement dans la nuit un cri étouffé, pendant que le fusil tombait avec un bruit de ferraille. Déjà, la lune, très blanche, luisait.

Immobile de stupeur, Etienne regardait toujours. L’appel s’étranglait au fond de sa poitrine. En haut, le terri était vide, aucune ombre ne se détachait plus sur la fuite effarée des nuages. Et il monta au pas de course, il trouva Jeanlin à quatre pattes, devant le cadavre, étalé en arrière, les bras élargis. Dans la neige, sous la clarté limpide, le pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement. Pas une goutte de sang n’avait coulé, le couteau était encore dans la gorge, jusqu’au manche.

D’un coup de poing, irraisonné, furieux, il abattit l’enfant près du corps.

– Pourquoi as-tu fait ça? bégayait-il éperdu.

Jeanlin se ramassa, se traîna sur les mains, avec le renflement félin de sa maigre échine; et ses larges oreilles, ses yeux verts, ses mâchoires saillantes frémissaient et flambaient, dans la secousse de son mauvais coup.

– Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ça?

– Je ne sais pas, j’en avais envie.

Il se buta à cette réponse. Depuis trois jours, il en avait envie. Ca le tourmentait, la tête lui en faisait du mal, là, derrière les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu’on avait à se gêner, avec ces cochons de soldats qui embêtaient les charbonniers chez eux? Des discours violents dans la forêt, des cris de dévastation et de mort hurlés au travers des fosses, cinq ou six mots lui étaient restés, qu’il répétait en gamin jouant à la révolution. Et il n’en savait pas davantage, personne ne l’avait poussé, ça lui était venu tout seul, comme lui venait l’envie de voler des oignons dans un champ.

Etienne, épouvanté de cette végétation sourde du crime au fond de ce crâne d’enfant, le chassa encore, d’un coup-de pied, ainsi qu’une bête inconsciente. Il tremblait que le poste du Voreux n’eût entendu le cri étouffé de la sentinelle, il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se découvrait. Mais rien n’avait bougé, et il se pencha, il tâta les mains peu à peu glacées, il écouta le cœur, arrêté sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche d’os, où la devise galante, ce mot simple: " Amour ", était gravée en lettres noires.

Ses yeux allèrent de la gorge au visage. Brusquement, il reconnut le petit soldat. c’était Jules: la recrue, avec qui il avait causé, un matin. Et une grande pitié le saisit, en face de cette douce figure blonde, criblée de taches de rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher à l’horizon le pays natal. Où se trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un éblouissement de soleil? Là-bas, là-bas. La mer hurlait de loin, par cette nuit d’ouragan. Ce vent qui passait si haut avait peut-être soufflé sur la lande. Deux femmes étaient debout, la mère, la sœur, tenant leurs coiffes emportées, regardant, elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que faisait à cette heure le petit, au-delà des lieues qui les séparaient. Elles l’attendraient toujours, maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre pauvres diables, pour les riches!

Mais il fallait faire disparaître ce cadavre. Etienne songea d’abord à le jeter dans le canal. La certitude qu’on l’y trouverait l’en détourna. Alors, son anxiété devint extrême, les minutes pressaient, quelle décision prendre? Il eut une soudaine inspiration: s’il pouvait porter le corps jusqu’à Réquillart, il saurait l’y enfouir à jamais.

– Viens ici, dit-il à Jeanlin.

L’enfant se méfiait.

– Non, tu veux me battre. Et puis, j’ai des affaires. Bonsoir.

En effet, il avait donné rendez-vous à Bébert et à Lydie, dans une cachette, un trou ménagé sous la provision des bois, au Voreux. C’était toute une grosse partie, de découcher, pour en être, si l’on cassait les os des Belges à coups de pierres, quand ils descendraient.

– Ecoute, répéta Etienne, viens ici, ou j’appelle les soldats, qui te couperont la tête.

Et, comme Jeanlin se décidait, il roula son mouchoir, en banda fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau, qui empêchait le sang de couler. La neige fondait, il n’y avait, sur le sol, ni flaque rouge, ni piétinement de lutte.

– Prends les jambes.

Jeanlin prit les jambes, Etienne empoigna les épaules après avoir attaché le fusil derrière son dos; et tous deux, lentement, descendirent le terri, en tâchant de ne pas faire débouler les roches. Heureusement, la lune s’était voilée. Mais, comme ils filaient le long du canal, elle reparut très claire: ce fut miracle si le poste ne les vit pas. Silencieux, ils se hâtaient, gênés par le ballottement du cadavre, obligés de le poser à terre tous les cent mètres. Au coin de la ruelle de Réquillart, un bruit les glaça, ils n’eurent que le temps de se cacher derrière un mur, pour éviter une patrouille. Plus loin, un homme les surprit, mais il était ivre, il s’éloigna en les injuriant. Et ils arrivèrent enfin à l’ancienne fosse, couverts de sueur, si bouleversés, que leurs dents claquaient.

Etienne s’était bien douté qu’il ne serait pas commode de faire passer le soldat par le goyot des échelles. Ce fut une besogne atroce. D’abord, il fallut que Jeanlin, resté en haut, laissât glisser le corps, pendant que lui, pendu aux broussailles, l’accompagnait, pour l’aider à franchir les deux premiers paliers, où des échelons se trouvaient rompus. Ensuite, à chaque échelle, il dut recommencer la même manœuvre, descendre en avant, puis le recevoir dans ses bras; et il eut ainsi trente échelles, deux cent dix mètres, à le sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil raclait son échine, il n’avait pas voulu que l’enfant allât chercher le bout de chandelle, qu’il gardait en avare. A quoi bon? la lumière les embarrasserait, dans ce boyau étroit. Pourtant, lorsqu’ils furent arrivés à la salle d’accrochage, hors d’haleine, il envoya le petit prendre la chandelle. Il s’était assis, il l’attendait au milieu des ténèbres, près du corps, le cœur battant à grands coups.

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