Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Il parle ainsi, se couronne les tempes d’un rameau vert et prie le Génie du lieu et, avant tous les dieux, la Terre, puis les Nymphes, les Fleuves qu’il ne connaît pas encore, et successivement la Nuit, les étoiles naissantes de la Nuit, Jupiter adoré sur l’Ida, la Mère Phrygienne, et ses parents, Vénus et Anchise, l’une au ciel, l’autre dans l’Érèbe. Alors le Père tout-puissant tonna trois fois du haut d’un ciel clair, et lui-même, de sa main, il déploya en l’agitant une nue éthérée ardente de lumière et de rayons d’or. Et subitement parmi les troupes troyennes le bruit circule que le jour est arrivé où l’on va fonder la ville promise. On s’empresse de recommencer le repas, et joyeux de ce grand présage, on dresse les cratères remplis de vin et couronnés de guirlandes.

Le lendemain, comme le jour naissant éclairait la terre de ses premières lueurs, ils se dispersent pour aller reconnaître la ville, les frontières du pays, les côtes. Voici la source aux eaux dormantes du Numicus et le fleuve du Tibre et la contrée habitée par les rudes Latins. Le fils d’Anchise décide alors de choisir dans tous les rangs cent ambassadeurs et de les envoyer vers les murs sacrés du roi: ils seront voilés des rameaux de Pallas, lui apporteront des présents et lui demanderont la paix pour les Troyens. Aussitôt ceux qui en ont reçu l’ordre se hâtent et se mettent rapidement en route. Lui-même, il trace par un fossé peu profond l’emplacement des murs; il bâtit les premières demeures, et il ceint d’un retranchement crénelé, à la façon d’un camp, la ville qui commence à s’élever sur la rive.

Déjà les jeunes hommes avaient parcouru la route, voyaient se dresser les tours et les toits des Latins et atteignaient les remparts. Devant la ville, des adolescents, toute une jeunesse en fleur, s’exercent à monter des chevaux et à maîtriser des chars dans la poussière, à tendre des arcs puissants, lancent d’un bras robuste les souples javelots, se provoquent à la course ou à la lutte. Un de ces cavaliers porte au vieux roi la nouvelle que des inconnus très imposants, étrangement vêtus, sont là. Le roi donne l’ordre de les amener au palais et, entouré des siens, s’assied sur le trône ancestral.

Il y avait, au sommet de la ville, un auguste palais énorme et très haut, soutenu par cent colonnes. C’était la résidence royale du Laurente Picus, que les bois et la vénération héritée des ancêtres entouraient d’une horreur sacrée. Un usage solennel voulait que chaque nouveau roi y reçût le sceptre et fît porter devant lui les premiers faisceaux. Le sénat siégeait dans ce temple; les festins sacrés s’y tenaient; c’était là que, le bouc immolé, les sénateurs avaient accoutumé de s’asseoir à de longues tables. On y voyait même dans leur ordre les statues des ancêtres taillées en du vieux cèdre: Italus, et, avec une serpe recourbée gravée sur le socle, le vénérable Sabinus qui planta la vigne, et l’antique Saturne et Janus au double front; ils se dressaient dans le vestibule, eux et les autres rois qui, depuis l’origine, avaient souffert des blessures de Mars en combattant pour la patrie. Et il y avait encore, trophées suspendus aux battants de la porte sacrée, des chars pris à l’ennemi, des haches recourbées, des panaches, des verrous énormes de villes conquises, des javelots, des boucliers, des rostres arrachés à des carènes. Picus, lui-même, était assis tenant le bâton augural, vêtu d’une courte trabée, le bouclier au bras gauche, Picus, dompteur de chevaux, que Circé sa femme, dans sa passion jalouse, frappa de sa baguette d’or et, par l’effet de ses breuvages, transforma en un oiseau dont les ailes sont teintes de diverses couleurs. Tel est l’intérieur du temple des dieux où Latinus, sur le trône de ses aïeux, donne audience aux Troyens. Dès qu’ils sont introduits, il prend la parole et leur adresse ces mots pacifiques:

«Dites, fils de Dardanus, – car nous n’ignorons ni votre ville ni votre race, et nous avons entendu parler de vous avant que votre course se fût tournée vers nos bords, – que demandez-vous? Quelle raison, quelle nécessité a porté vos vaisseaux à travers tant de mers glauques jusqu’au rivage ausonien? Que vous vous soyez trompés de route ou que la tempête vous ait forcés d’entrer dans notre fleuve et de relâcher dans notre port, comme elle éprouve si souvent les marins au large, acceptez notre hospitalité, et n’ignorez pas que les Latins, race de Saturne, pratiquent la justice, non par obligation ou par obéissance aux lois, mais d’eux-mêmes et pour suivre l’exemple du dieu des vieux âges. Du reste, il me souvient, – c’est une tradition que les années ont obscurcie, – qu’autrefois les Auronces racontaient comment, originaire de ce pays, Dardanus avait pénétré jusqu’aux villes idéennes de Phrygie et à Samos en Thrace qu’on nomme aujourd’hui Samothrace. Il était parti de la place tyrrhénienne de Corythe; maintenant la cour royale du ciel aux astres d’or le voit assis sur un trône; et ses autels augmentent le nombre des dieux.»

Il dit, et Ilionée lui répondit ainsi: «Ô Roi, race illustre de Faunus, ni la noire tempête, nous chassant sur les flots, ne nous a contraints d’aborder à vos rivages, ni les étoiles ni les côtes ne nous ont trompés sur notre route. C’est délibérément, par notre volonté, que tous nous sommes venus en cette ville, expulsés du plus grand royaume que voyait jadis le soleil en partant des extrémités du ciel. Jupiter est à l’origine de notre race. Les descendants de Dardanus se réjouissent d’avoir Jupiter pour aïeul; et il est lui-même de la suprême famille de Jupiter, le Troyen Énée, notre roi, qui nous a envoyés à ton seuil. Quelle tempête s’est déchaînée dans les plaines de l’Ida par la cruauté des Mycéniens; quels destins ont poussé et jeté l’un contre l’autre les deux mondes de l’Europe et de l’Asie, tous le savent, même celui qu’une terre lointaine, qui refoule l’Océan, sépare du reste de univers, même celui qu’isole, au milieu des quatre autres, la zone du soleil implacable. Au sortir de cette dévastation, traînés à travers tant d’immensités marines, nous demandons pour les dieux de notre patrie une petite place, un rivage qui ne lèse personne, l’eau et l’air qui sont le bien de tous. Nous ne serons pas sans apporter quelque honneur à votre royaume; ce ne sera pas une légère gloire qui vous en reviendra; le souvenir d’un aussi grand bienfait ne s’effacera point, et l’Ausonie n’aura pas à regretter d’avoir accueilli Troie dans son sein. Ne nous méprise pas parce que nos bras sont chargés de bandelettes et que nous parlons en suppliants. Je le jure par la destinée d’Énée et par sa droite puissante, qu’on l’ait éprouvée dans les traités ou dans les combats et à la guerre: beaucoup de peuples, beaucoup de nations ont sollicité notre alliance et nous ont demandé de nous joindre à eux. Mais c’est votre terre que la volonté des dieux nous a impérieusement commandé de rechercher. Dardanus en est sorti; Apollon nous y rappelle, et ses ordres souverains nous pressent d’atteindre le Tibre tyrrhénien et l’onde sacrée de la source du Numicus. Énée t’offre aussi ces humbles présents, ces restes d’une ancienne fortune sauvés des flammes de Troie. Voici une coupe d’or dans laquelle son père Anchise faisait des libations devant les autels. Voici ce que portait Priam lorsque, suivant la coutume, il rendait la justice à ses peuples rassemblés, son sceptre, sa tiare sacrée et ses vêtements, œuvre des femmes d’Ilion.»

À ces paroles d’Ilionée, Latinus, la tête baissée, regarde fixement la terre, immobile, roulant ses yeux d’un air pensif. Ni la pourpre brodée, ni le sceptre de Priam ne l’émeuvent: il ne songe qu’au mariage et aux noces de sa fille; et il retourne dans son esprit l’oracle du vieux Faunus. C’est bien là le gendre prophétisé que les destins lui envoient d’une terre étrangère et qu’ils appellent à partager son trône sous les mêmes auspices, l’homme dont la race par sa valeur doit se mettre hors de pair, et par sa force occuper le monde entier! Enfin joyeux il répond: «Que les dieux secondent notre entreprise et leurs propres présages! On t’accordera, Troyen, ce que tu désires; je ne repousse pas tes présents. Tant que Latinus sera roi, ni les riches campagnes ni l’opulence de Troie ne vous manqueront. Qu’Énée lui-même, s’il éprouve un tel désir de nous connaître, s’il a hâte de s’attacher à nous par les liens de l’hospitalité et de se nommer notre allié, vienne et ne redoute pas des visages amis. Ce sera pour moi le traité à demi conclu que d’avoir serré la main de votre maître. Vous, de votre côté, portez-lui mon message: j’ai une fille que des oracles issus d’un sanctuaire paternel et de nombreux prodiges célestes ne me permettent pas de marier à un homme de notre nation. Ils m’ont annoncé qu’un gendre viendra des rives étrangères, – telle est la fortune du Latium, – un gendre dont le sang mêlé au nôtre portera notre nom jusque dans les astres. Le voilà, cet homme prédestiné; je le crois et, si mes pressentiments ne me trompent pas, cela répond à mes vœux.»

37
{"b":"100624","o":1}