20 novembre.
Joseph, ainsi qu’il était convenu, est parti hier matin pour Cherbourg. Quand je suis descendue, il n’est déjà plus là. Marianne, mal réveillée, les yeux bouffis, la gorge graillonnante, tire de l’eau à la pompe. Il y a encore, sur la table de la cuisine, l’assiette où Joseph vient de manger sa soupe, et le pichet de cidre vide… Je suis inquiète et, en même temps, je suis contente, car je sens bien que c’est seulement d’aujourd’hui que se prépare, enfin, pour moi, une vie nouvelle. Le jour se lève à peine, l’air est froid. Au delà du jardin, la campagne dort encore sous d’épais rideaux de brume. Et j’entends, au loin, venant de la vallée invisible, le bruit très faible d’un sifflet de locomotive. C’est le train qui emporte Joseph et ma destinée… Je renonce à déjeuner… il me semble que j’ai quelque chose de trop gros, de trop lourd, qui m’emplit l’estomac… Je n’entends plus le sifflet… La brume s’épaissit, gagne le jardin…
Et si Joseph n’allait plus jamais revenir?…
Toute la journée, j’ai été distraite, nerveuse, extrêmement agitée. Jamais la maison ne m’a été plus pesante, jamais les longs corridors ne m’ont paru plus mornes, d’un silence plus glacé; jamais je n’ai autant détesté le visage hargneux et la voix glapissante de Madame. Impossible de travailler… J’ai eu avec Madame une scène très violente, à la suite de laquelle j’ai bien cru que je serais obligée de partir… Et je me demande ce que je vais faire durant ces six jours, sans Joseph… Je redoute l’ennui d’être seule, aux repas, avec Marianne. J’aurais vraiment besoin d’avoir quelqu’un avec qui parler…
En général, dès que le soir arrive, Marianne, sous l’influence de la boisson, tombe dans un complet abrutissement… Son cerveau s’engourdit, sa langue s’empâte, ses lèvres pendent et luisent comme la margelle usée d’un vieux puits… et elle est triste, triste à pleurer… Je ne puis tirer d’elle que de petites plaintes, de petits cris, de petits vagissements d’enfant… Cependant, hier soir, moins ivre qu’à l’ordinaire, elle me confie, au milieu de gémissements qui n’en finissent pas, qu’elle a peur d’être enceinte… Marianne enceinte!… Ça, par exemple, c’est le comble… Mon premier mouvement est de rire… Mais j’éprouve, bientôt, une douleur vive, quelque chose comme un coup de fouet au creux de l’estomac… Si c’était de Joseph que Marianne fût enceinte?… Je me rappelle que, le jour de mon entrée ici, j’ai tout de suite soupçonné qu’ils pussent coucher ensemble… Mais ce soupçon stupide, rien depuis ne l’a justifié; au contraire… Non, non, c’est impossible… Si Joseph avait eu des relations d’amour avec Marianne, je l’aurais su… je l’aurais flairé… Non, cela n’est pas… cela ne peut pas être… Et puis, Joseph est bien trop artiste dans son genre… Je demande:
– Vous êtes sûre d’être enceinte, Marianne?
Marianne se tâte le ventre… ses gros doigts s’enfoncent, disparaissent dans les plis du ventre, comme dans un coussin de caoutchouc mal gonflé:
– Sûre?… Non… fait-elle… J’ai peur seulement.
– Et de qui pourriez-vous être enceinte, Marianne?
Elle hésite à répondre… puis, brusquement, avec une sorte de fierté, elle proclame:
– De Monsieur, donc!
Cette fois, j’ai failli étouffer de rire. Il ne manquait plus que ça à Monsieur… Ah! il est complet, Monsieur!… Marianne, qui croit que mon rire est de l’admiration, se met à rire, elle aussi…
– Oui… oui, de Monsieur!… répète-t-elle…
Mais comment se fait-il que je ne me sois aperçue de rien?… Comment!… Une telle chose, si comique, s’est passée, pour ainsi dire, sous mes yeux, et je n’en ai rien vu… rien soupçonné?… J’interroge Marianne, je la presse de questions… Et Marianne raconte avec complaisance, en se rengorgeant un peu:
– Il y a deux mois, Monsieur est entré dans la laverie où j’étais en train de laver la vaisselle du déjeuner. Il n’y avait pas longtemps que vous étiez arrivée ici… Et tenez, justement, Monsieur venait de causer avec vous, sur l’escalier. Quand il est entré dans la laverie, Monsieur faisait de grands gestes… soufflait très fort… avait les yeux rouges et hors la tête. J’ai cru qu’il allait tomber d’un coup de sang… Sans rien me dire, il s’est jeté sur moi, et j’ai bien vu de quoi il s’agissait… Monsieur, vous comprenez… je n’ai pas osé me défendre… Et puis, on a si peu d’occasions ici!… Ça m’a étonnée… mais ça m’a fait plaisir… Alors il est revenu, souvent… C’est un homme bien mignon… bien caressant…
– Bien cochon, hein, Marianne?
– Oh oui!… soupire-t-elle, les yeux pleins d’extase… Et bel homme!… Et tout!…
Sa grosse face molle continue de sourire bestialement… Et sous la camisole bleue débraillée, tachée de graisse et de charbon, ses deux seins se soulèvent, énormes, et roulent. Je lui demande encore:
– Êtes-vous contente au moins?
– Oui… je suis bien contente… réplique-t-elle. C’est-à-dire… je serais bien contente… si j’étais certaine de ne pas être enceinte… À mon âge… ce serait trop triste!
Je la rassure de mon mieux… et elle accompagne chacune de mes paroles d’un hochement de tête… Puis elle ajoute:
– C’est égal… pour être plus tranquille… j’irai voir madame Gouin, demain…
J’éprouve une vraie pitié pour cette pauvre femme dont le cerveau est si noir, dont les idées sont si obscures… Ah! qu’elle est mélancolique et lamentable!… Et que va-t-il lui arriver aussi, à celle-là?… Chose extraordinaire, l’amour ne lui a pas donné un rayonnement… une grâce… Elle n’a pas ce halo de lumière que la volupté met autour des visages les plus laids… Elle est restée la même… lourde, molle et tassée… Et pourtant je suis presque heureuse que ce bonheur, qui a dû ranimer un peu sa grosse chair depuis si longtemps privée des caresses d’un homme, lui vienne de moi… Car, c’est après avoir excité ses désirs sur moi, que Monsieur est allé les assouvir, salement, sur cette triste créature… Je lui dis affectueusement:
– Il faut faire bien attention, Marianne… Si Madame vous surprenait, ce serait terrible…
– Oh il n’y a pas de danger!… s’écrie-t-elle… Monsieur ne vient que quand Madame est sortie… Il ne reste jamais bien longtemps… et lorsqu’il est content… il s’en va… Et puis, il y a la porte de la laverie qui donne sur la petite cour… et la porte de la petite cour… qui donne sur la venelle. Au moindre bruit, Monsieur peut s’enfuir, sans qu’on le voie… Et puis… qu’est-ce que vous voulez?… Si Madame nous surprenait… eh bien… voilà!
– Madame vous chasserait d’ici… ma pauvre Marianne…
– Eh bien, voilà!… répète-t-elle, en balançant sa tête à la manière d’une vieille ourse…
Après un silence cruel, durant lequel je viens d’évoquer ces deux êtres, ces deux pauvres êtres, en amour, dans la laverie:
– Est-ce que Monsieur est tendre avec vous?…
– Bien sûr qu’il est tendre…
– Vous dit-il parfois des paroles gentilles?… Qu’est-ce qu’il vous dit?…
Et Marianne répond:
– Monsieur arrive… Il se jette sur moi, tout de suite… et puis il dit: «Ah! bougre!… Ah! bougre!» Et puis, il souffle… il souffle… Ah! il est bien mignon…
Je l’ai quittée le cœur un peu gros… Maintenant, je ne ris plus, je ne veux plus jamais rire de Marianne, et la pitié que j’ai d’elle devient un véritable et presque douloureux attendrissement.
Mais, c’est surtout sur moi que je m’attendris, je le sens bien. En rentrant dans ma chambre, je suis prise d’une sorte de honte et d’un grand découragement… Il ne faudrait jamais réfléchir sur l’amour. Comme l’amour est triste, au fond! Et qu’en reste-t-il? Du ridicule, de l’amertume, ou rien du tout… Que me reste-t-il, maintenant, de monsieur Jean dont la photographie se pavane, dans son cadre de peluche rouge, sur la cheminée? Rien, sinon cette déception que j’ai aimé un sans-cœur, un vaniteux, un imbécile… Est-ce que, vraiment, j’ai pu aimer ce bellâtre, avec sa face blanche et malsaine, ses côtelettes noires d’ordonnance, sa raie au milieu du front?… Cette photographie m’irrite… Je ne peux plus avoir devant moi, toujours, ces deux yeux si bêtes qui me regardent avec le même regard de larbin insolent et servile. Ah! non… Qu’elle aille retrouver les autres, au fond de ma malle, en attendant que je fasse de ce passé, de plus en plus détesté, un feu de joie et des cendres!…
Et je pense à Joseph… Où est-il à cette heure? Que fait-il? Songe-t-il seulement à moi? Il est, sans doute, dans le petit café. Il regarde, il discute, il prend des mesures, il se rend compte de l’effet que je produirai au comptoir derrière la glace, parmi l’éblouissement des verres et des bouteilles multicolores. Je voudrais connaître Cherbourg, ses rues, ses places, le port, afin de me représenter Joseph, allant, venant, conquérant la ville comme il m’a conquise. Je me tourne et me retourne dans mon lit, un peu fiévreuse. Ma pensée va de la forêt de Raillon à Cherbourg… du cadavre de Claire au petit café. Et, après une insomnie pénible, je finis par m’endormir avec l’image rude et sévère de Joseph dans les yeux, l’image immobile de Joseph qui se détache, là-bas, au loin, sur un fond noir, clapoteux, que traversent des mâtures blanches et des vergues rouges.